Lettres
du même avis que le docteur Pratt, si vous pensez qu’il vaut mieux pour ma santé ne pas avorter et garder cet enfant, alors je trouverai le moyen de pallier toutes ces difficultés. Votre avis m’importe plus que tout autre, parce que vous êtes le mieux placé pour juger de ma situation, et par avance je vous remercie du fond du cœur de me dire clairement ce que vous estimez préférable. Au cas où il conviendrait d’avorter par voie chirurgicale, je vous prie de bien vouloir écrire au docteur Pratt, car il ne se rend probablement pas compte de tout et, comme l’avortement est contraire à la loi, il a peut-être peur, mais après il sera trop tard pour l’opération.
Si, au contraire, vous pensez qu’il vaut mieux pour moi avoir cet enfant, alors dites-moi s’il est plus convenable de repartir au Mexique en août, pour accoucher là-bas, auprès de ma mère et de mes sœurs, ou bien d’attendre la naissance ici. J’arrête de vous embêter, vous n’imaginez pas, mon cher petit docteur, combien j’ai honte de vous déranger avec tout ça ; je vous parle non seulement comme à un médecin mais surtout comme à mon meilleur ami et votre avis me sera d’une utilité dont vous n’avez pas idée, parce que je ne peux compter sur personne ici. Diego, comme d’habitude, est très gentil avec moi, mais je ne veux pas le distraire avec ce genre de choses maintenant qu’il a tellement de travail et qu’il a besoin, avant tout, de tranquillité et de calme. Je ne suis pas assez proche de Jean Wight et de Cristina Hastings pour leur demander leur avis, c’est trop important, surtout qu’à la moindre bourde, la faucheuse m’attend au tournant ! Voilà pourquoi, pendant que j’ai encore un peu de temps devant moi, je veux savoir ce que vous pensez et faire ce qui sera le plus approprié pour ma santé. Je crois d’ailleurs que c’est la seule chose qui intéressera Diego, parce qu’il m’aime, je le sais, et je ferai tout ce qui sera en mon pouvoir pour lui être agréable. Je mange mal, je n’ai pas d’appétit ; en faisant un effort, j’arrive à avaler deux verres de crème chaque jour ainsi qu’un peu de viande et de légumes. Mais maintenant, à cause de cette satanée grossesse, j’ai tout le temps envie de vomir et… je suis au bout du rouleau ! Tout me fatigue, ma colonne me fait mal, quant à ma jambe, n’en parlons pas ; je ne peux pas faire d’exercice, du coup, pour digérer, c’est la croix et la bannière ! Pourtant, j’ai envie de faire des tas de choses et jamais je ne me sens déçue de la vie , comme dans les romans russes. Je comprends parfaitement ma situation et je suis plus ou moins heureuse, d’abord parce que j’ai Diego, ma mère et mon père ; je les aime tellement. Je crois que c’est amplement suffisant, je ne demande surtout pas de miracles à la vie. De tous mes amis, c’est vous que j’aime le plus et c’est pour cette raison que je me permets de vous embêter avec toutes ces sottises. Pardonnez-moi et, quand vous répondrez à cette lettre, donnez-moi de vos nouvelles. Diego et moi vous embrassons tendrement.
Frieda
Si vous pensez que je dois me faire opérer tout de suite, envoyez-moi, s’il vous plaît, un télégramme codé, histoire que vous n’ayez pas d’ennuis. Mille mercis et mon meilleur souvenir. F.
Concernant ce que vous m’avez demandé à propos du ballet de Carlos Chávez et Diego (46) , figurez-vous que c’était une vraie pourriture, avec un grand P comme… Ce n’était pas la faute de la musique ou des décors, mais de la chorégraphie, pleine de blondes insipides essayant de se faire passer pour des Indiennes de Tehuantepec, et si vous les aviez vues remuer leurs fesses : on aurait dit que c’était du plomb qui leur coulait dans les veines. Bref, de la cochonnerie à l’état pur.
*
Detroit, 29 juillet 1932
Mon cher petit docteur,
J’aurais voulu vous écrire il y a longtemps, croyez-moi, mais il m’est arrivé tellement de choses que jusqu’à aujourd’hui je n’ai pas trouvé le temps de m’asseoir tranquillement pour prendre ma plume et vous écrire ces quelques lignes.
Je veux tout d’abord vous remercier pour votre lettre et votre télégramme si aimables. À ce moment-là, j’étais enthousiaste à l’idée d’avoir cet enfant, même après avoir réfléchi aux difficultés que cela engendrerait ; c’est sûrement mon corps qui parlait, car je sentais le
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