Lettres
ces p… poids lourds… qui vont à deux à l’heure ! Avec votre lettre – je veux dire au même moment – j’en ai reçu une du docteur Wilson, celui qui m’a opérée et qui a fait de moi un vrai « pistolet-mitrailleur » ! Il dit que je peux désormais peindre deux heures par jour. J’avais déjà commencé avant qu’il ne m’y autorise et je tiens jusqu’à trois heures sans lâcher le pinceau. J’ai presque fini votre premier tableau (125) , qui, bien entendu, n’est autre que le résultat de cette p… d’opération ! Je suis assise au bord d’un précipice avec mon corset d’acier à la main. Derrière, je suis couchée dans un lit d’hôpital, le visage tourné vers un paysage ; un morceau de mon dos est découvert et l’on y voit la cicatrice des coups de scalpel infligés par les chirurgiens, ces « fils de… leur mère ». Le paysage est le jour et la nuit. Il y a un « squelettor » (c’est-à-dire la mort) en train de fuir, effrayé par ma volonté de vivre . Essayez d’imaginer, même si ma description est « maladroitissime ». Comme vous pouvez le constater, je ne maîtrise même pas la langue de Cervantès : pas une once de talent ou de génie poétique ou descriptif ; mais vous êtes assez « calé » pour comprendre ma langue passablement « fantasque ».
J’ai adoré votre lettre, mais je suis désolée que vous vous sentiez si esseulé dans ce milieu farci de ringardise et de mer… veille ! Néanmoins, cela vous permettra de jeter un coup d’œil averti sur l’Amérique du Sud en général, et plus tard vous pourrez écrire la vérité vraie, en comparant avec le Mexique qui avance vaille que vaille.
J’aimerais en savoir plus sur les peintres de là-bas. Pouvez-vous m’envoyer des photos ou des revues avec des reproductions ? Y a-t-il des peintres indiens ? Ou seulement des métis ?
Vous savez quoi, jeune homme ? Je mettrai tout mon cœur à vous peindre la miniature de doña Rosita (126) . Je vais commander des photos du tableau grand format et je le peindrai en tout petit, qu’est-ce que vous en dites ? Je peindrai aussi l’autel avec Notre-Dame des Douleurs, et les petits pots de blé vert, d’orge, etc. Ma mère dressait cet autel tous les ans et c’était fabuleux. J’ai déjà planté la chía et tout le reste et, dès que j’aurai terminé ce premier petit tableau, ce qui ne saurait tarder, je commencerai le vôtre. Je trouve très « chouette » l’idée de peindre le petit va-nu-pieds avec la femme au châle. Je ferai tout mon possible pour que le résultat vous « en bouche un coin ». Comme vous me l’avez suggéré, je les remettrai au fur et à mesure à votre tante Julia, à votre domicile, et je vous enverrai une photo chaque fois que j’en terminerai un. Pour les couleurs, il faudra de l’imagination, camarade, mais vous n’aurez pas trop de difficulté à les deviner car vous avez déjà pas mal de Fridas.
Vous savez que le pinceau finit toujours par m’épuiser, surtout quand je m’emballe et que je m’y mets plus de trois heures d’affilée, mais j’espère être un peu moins flapie d’ici deux mois. Quelle chienne de vie, mon frère : on s’en prend plein la figure, on en tire des leçons mais, à la longue, ça nous retombe dessus comme une masse, alors j’essaie d’être forte, mais parfois j’ai envie de tout envoyer valser, ni une ni deux, sans faire de chichis !
Vous savez quoi ? Je n’aime pas vous sentir triste. Regardez autour de vous : il y a des gens, comme moi, qui sont encore pires que mal, mais ils font avec et ils vont de l’avant, alors vous allez me faire le plaisir d’arrêter de vous dévaluriner. Dès que vous le pourrez, rappliquez à Mexícalpán de los tlachiques . Comme vous le savez, ici, la vie est dure mais savoureuse, et vous méritez ce qu’il y a de mieux, parce que, à dire vrai, vous êtes une « grosse pointure », camarade. Prenez-le comme un compliment que votre bonne copine vous envoie du fond du cœur.
Cette fois-ci, ni ragots ni nouvelles du front, vu que je passe ma vie cloîtrée dans cette foutue demeure de l’oubli, soi-disant pour m’y refaire une santé et peindre à mes moments perdus. Je ne vois pas âme qui vive, ni la crème des crèmes ni le fond du ruisseau, et j’ai déserté les réunions « littéraro-musicales ». Tout au plus, j’écoute cette ignoble radio, un vrai châtiment, pire qu’un
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