L'Evangile selon Pilate
était si ascétique, et qu’il ne comprenait pas ma lenteur à me déclarer.
Je répondis aux deux messagers :
— Allez rapporter à Yohanân ce que j’ai fait : les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, la bonne nouvelle est annoncée. Qu’il soit heureux et confiant ! Je ne l’aurai pas fait trébucher.
C’était la première fois que j’affirmais, que je revendiquais mon destin. Malheureusement, avant que les deux hommes ne transmettent le message, Yohanân avait été décapité.
Mes disciples, dont certains avaient d’abord suivi Yohanân, se mirent en colère.
— Prends le pouvoir, Yéchoua ! Ne laisse plus les justes finir exécutés ! Fonde ton Royaume, nous te suivrons, la Galilée te suivra. Sinon, tu finiras le col tranché, comme le Plongeur, ou pire !
Or, malgré leur indignation, plus je méditais, plus je percevais que je n’avais aucune place à prendre, aucun trône à revendiquer. Je ne serais pas un meneur d’hommes, mais un meneur d’âmes. Oui, je voulais changer le monde, pas comme ils m’y poussaient. Je ne dirigerais pas une révolution politique, à la tête des pauvres, des doux, des exclus, des femmes, en prenant d’assaut la Palestine, en renversant les possesseurs du pouvoir, des honneurs, des richesses. Le seul soulèvement auquel j’appelais était un bouleversement intérieur. Je n’avais aucune ambition pour le monde extérieur, le monde de César, de Pilate, des banquiers, des marchands.
— La terre a été laissée aux hommes : qu’en ont-ils fait ? Rendons-la à Dieu. Abolissons les nations, les races, les haines, les abus, les exploitations, les honneurs, les privilèges. Abattons les échelles qui mettent un homme plus haut qu’un autre. Supprimons l’argent qui fabrique les riches et les pauvres, les dominants et les dominés ; l’argent qui crée l’angoisse, l’avarice, l’insécurité, la guerre, la cruauté ; l’argent qui dresse ses murs entre les hommes. Accomplissons toutes ces exécutions dans notre esprit, créons un charnier de ces mauvaises idées, de ces fausses valeurs. Aucun trône, aucun sceptre, aucune lance ne peut nous purger et nous ouvrir à l’amour vrai. Mon Royaume, chacun le porte en lui, comme un idéal, comme une chimère, une nostalgie ; chacun a en lui l’aspiration intime, le désir doux. Qui ne se sent pas le fils d’un Père qu’il ignore ? Qui ne voudrait se reconnaître un frère en chaque homme ? Mon Royaume est déjà là, espéré, rêvé. L’élan d’amour palpite, mais on le heurte sans cesse, on le retient, on le déçoit. Je n’ouvre la bouche que pour nous donner le courage d’être nous-mêmes, d’avoir la témérité de l’amour. Dieu, même s’il nous précède, reste toujours à accomplir. Et Dieu ne souffre pas la timidité.
Les Galiléens m’écoutaient bouche bée car c’est avec la bouche qu’ils écoutent ; avec les oreilles, ils n’entendent rien. Mes paroles ricochaient de crâne en crâne, sans entrer dans aucun. Ils n’appréciaient que mes miracles.
Je dus prendre des mesures, interdire aux disciples de laisser approcher le moindre infirme. Cependant rien n’arrêtait la déferlante : on faisait passer les grabataires par les fenêtres, par le toit. Au lac de Tibériade, je dus m’isoler de la rive, sur un bateau, afin de pouvoir parler aux villageois sans qu’ils viennent me toucher et m’implorer. En vain ! Tous ne toléraient mes prédications que par complaisance, comme on avale distraitement un hors-d’œuvre : le plat de résistance demeurait le miracle.
J’étais devenu un fonctionnaire de Dieu. L’acte qu’on venait me réclamer, après des queues qui duraient plusieurs heures, mon sceau, mon tampon, c’était l’exécution de quelque petit prodige. Ils repartaient alors, spectateurs en bonne santé ou malades guéris, hochant la tête, convaincus, ayant vérifié de leurs yeux.
— Oui, oui, il est bien le Fils de Dieu.
Sans retenir une seule idée de mes discours, ils avaient simplement trouvé un intercesseur très pratique, à portée de main, qui allait leur simplifier la vie.
— Quelle chance qu’il se soit installé près de chez nous, en Galilée !
Un jour, mes frères et ma mère fendirent la foule d’un village où je séjournais. Je savais qu’ils se moquaient de moi, de ma prétention, de ma folie. Plusieurs fois, ils m’avaient envoyé des messages me suppliant
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