L'Evangile selon Pilate
tu as fait avant-hier ?
Les plus vieux reculèrent les premiers. Ils déposèrent leurs pierres et partirent lentement.
Mais les jeunes, déjà trop excités par le goût du sang, refusaient de retourner dans leur conscience.
Je les regardai alors avec ironie. Mon sourire les menaçait de délation. Ma physionomie disait :
— Je connais toutes les prostituées de Judée et de Galilée : vous ne pouvez pas jouer les saints en face de moi. J’ai des listes. Je sais tout. Je peux vous dénoncer.
Les jeunes baissèrent les yeux à leur tour. Ils refluèrent.
Il n’y en avait qu’un qui me résistait soutenant crânement mon regard, le plus jeune, dix-huit ans. Était-il possible que, dans sa fougue, il crût n’avoir jamais péché ? Il se tenait irréductiblement droit, sûr de lui, légitime pour tuer cette femme.
Je changeai mon regard. Sans plus le défier ni le menacer, je l’interrogeai tendrement.
— Es-tu sûr de n’avoir pas péché ? Je t’aime tel que tu es, même si tu as péché.
Il sursauta. Il cilla. Il s’attendait à tout sauf à l’amour.
Ses camarades le tirèrent par le bras. Ils chuchotaient : « Ne sois pas ridicule ! Tu ne vas pas prétendre n’avoir jamais fauté, pas toi ! » Vaincu, il se laissa emmener.
Je demeurai seul avec la femme aux chairs palpitantes.
Elle avait toujours peur, mais elle changeait de peur, passant de l’effroi de mourir à la crainte que quelque chose ne lui échappe encore.
Je la rassurai d’un sourire.
— Où sont ceux qui t’accusaient ? Il n’y a plus personne pour te condamner ?
— Personne.
— Je ne te condamne pas non plus. Va. Et ne pèche plus.
La ruse m’avait encore une fois sauvé.
Mais j’étais épuisé par ces traquenards. Si les disciples se réjouissaient de mes succès, je leur répétais qu’un succès n’est jamais qu’un malentendu, et que le nombre de nos ennemis grossissait plus vite que celui de nos amis. Nous sommes partis nous réfugier en Galilée.
Une usure me dévorait : la fatigue de dire quelque chose que personne ne veut entendre, la fatigue de parler aux sourds, la fatigue de créer des sourds en parlant.
C’est alors que Yehoûdâh Iscarioth prit de plus en plus d’importance dans ma vie.
À la différence de mes autres disciples, Yehoûdâh venait de Judée, non de Galilée. Plus instruit, il savait lire, compter et devint notre trésorier, redistribuant chaque jour aux pauvres l’excédent des aumônes reçues. Au milieu de ces anciens pêcheurs de Tibériade, il tranchait, par ses manières et son accent de la ville, nous apportant l’exotisme de Jérusalem. J’appréciais de m’entretenir avec lui et, assez vite, il passa pour mon disciple préféré.
Je crois que de ma vie je n’ai jamais aimé un homme autant que Yehoûdâh. Avec lui, et lui seul, je parlais de Dieu.
— Il est toujours si près. Si proche.
— Il n’apparaît que pour toi et en toi. Nous, nous ne le voyons pas.
— Si, tu dois mieux essayer, Yehoûdâh.
— J’essaie. J’essaie tous les jours. Je ne trouve pas le puits sans fond. Mais je n’en ai pas besoin puisque je vis auprès de toi.
Il m’avait convaincu que j’avais un autre rapport à Dieu que les autres hommes. Ni rabbi puisque je ne trouvais pas la lumière dans les textes, ni prophète puisque je témoignais sans rien annoncer, simplement, grâce à mes chutes dans le puits, j’atteignais l’essence du monde.
— Ne te voile pas la face, Yéchoua, tu comprends très bien ce que cela signifie. Yohanân le Plongeur te l’a révélé avant tout le monde : tu es Celui qu’il annonce, le Fils de Dieu.
— Je t’interdis de répéter ces sottises, Yehoûdâh. Je suis le fils d’un homme, pas de Dieu.
— Pourquoi dis-tu « mon Père » ?
— Arrête cette farce.
— Pourquoi dis-tu le rejoindre au fond de toi ?
— Ne joue pas sur les mots. Si j’étais le Messie, je le saurais.
— Mais tu le sais. Quoique tu possèdes la connaissance et les signes, tu refuses de les reconnaître.
— Tais-toi ! Une fois pour toutes, tais-toi.
Je ne crois pas qu’il était responsable de la rumeur qui se propageait, s’enflait, énorme, terrible, ahurissante, frappant les toits de Galilée plus vite qu’une grêle de printemps : Yéchoua de Nazareth était le Messie annoncé par les textes. Sans doute s’était-elle développée d’elle-même car les Juifs, comme tous les hommes, voient les choses en
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