L'Evangile selon Pilate
fonction de leurs désirs et de leurs attentes.
Je ne pouvais plus sortir en public sans qu’on me demande :
— Es-tu le Fils de Dieu ?
— Qui te l’a dit ?
— Réponds. Es-tu bien le Messie ?
— C’est toi qui l’as dit.
Je n’avais pas d’autre réponse : « C’est toi qui l’as dit. » Jamais je n’aurais osé prétendre être le Christ. Je pouvais parler de Dieu, de sa lumière, de ma lumière puisqu’elle brillait en moi. Pas davantage. Mais les autres, sans scrupule, finissaient mon discours. Ils m’exagéraient. Ceux qui m’aimaient pour me célébrer. Ceux qui me détestaient pour hâter mon arrestation.
— Yehoûdâh, je t’en supplie : fais taire ce bruit idiot. Je n’ai rien d’extraordinaire, à part ce que Dieu m’a donné.
— C’est de cela que parle le bruit, Yéchoua : ce que Dieu t’a donné. Il t’a élu. Il t’a distingué.
Et Yehoûdâh de partir, pour la nuit, dans des considérations sur les prophéties. Il retrouvait dans des détails absurdes de mon existence la réalisation de ce qu’avaient annoncé Elie, Jéré-mie, Ezéchiel ou Osée. Je protestais.
— C’est ridicule ! C’est minuscule ! Au petit jeu des rapprochements, tu peux trouver des similitudes entre n’importe qui et le Messie !
Parce qu’il maîtrisait très bien les textes, il m’ébranlait parfois. Mais je refusais. Et je me méfiais d’autant plus des guérisons que les disciples -Yehoûdâh le premier-, y décelaient maintenant la deuxième preuve, après les prophéties, de ma messianité.
La rage ne me laissait pas de répit. Si cette histoire avait commencé dans la joie et l’allégresse à mon retour du désert, elle se développait désormais d’une façon qui m’échappait, loin de la belle aventure initiale. Amis ou ennemis, ils m’attribuaient plus que ce que je disais, ils me prêtaient davantage que je ne voulais donner.
Hérode, le gouverneur de Galilée, me convoqua, me reçut dans son palais, m’infligea la vue de ses richesses, de ses courtisans, puis s’isola avec moi entre deux piliers sans témoin.
— Yohanân le Plongeur me dit que tu es le Messie.
— C’est lui qui le dit.
— Je tiens Yohanân pour un véritable prophète. J’aurais donc tendance à l’écouter.
— Imagine ce que tu souhaites.
Hérode jubilait. Il n’entendait que des confirmations dans mes réponses.
— Hérode, je ne suis pas le Messie, je ne peux pas prétendre à ce titre. Jusqu’ici, j’appréciais la compagnie des hommes, je m’y sentais utile, mais je vais être obligé de m’en priver pour continuer ma vie seul.
— Malheureux ! Ne t’isole pas du monde, comme un ermite ou un philosophe. Qu’y gagneras-tu ? La moitié de la Palestine est déjà prête à te suivre. Il faut emprunter les idées du peuple si l’on veut le diriger. On traite l’humanité avec ses illusions. Allons, César savait bien qu’il n’était pas le fils de Vénus, mais c’est en le laissant croire qu’il est devenu César.
— Tes raisonnements sont abjects, Hérode, et je ne veux pas devenir César, ni roi d’Israël, ni qui que ce soit. Je ne fais pas de politique.
— Peu importe, Yéchoua. Permets-nous d’en faire auprès de toi !
En quittant le palais, ma décision était renforcée : j’en avais fini avec la vie publique. J’arrêtais tout. Je renonçais. J’allais dissoudre notre groupe pour continuer mon existence seul, retiré au désert.
Malheureusement, nous sommes passés à Naïn et, après ma traversée de ce village, rien ne fut plus aussi certain pour moi…
À l’entrée du bourg, nous rencontrâmes le cortège funèbre d’un jeune garçon, Amos.
Sa mère, Rébecca, la Rébecca de ma jeunesse, la Rébecca que j’avais aimée et failli épouser, marchait devant, sans volonté, contrainte, comme une condamnée à la vie. Veuve depuis quelques années, elle venait de perdre son fils unique. Lorsque ses grands yeux me virent, il n’y eut pas l’ombre d’une amertume, d’une colère, d’une protestation mais ils me dirent que j’avais de la chance de n’avoir pas de famille, de m’occuper de l’humanité entière, de ne souffrir qu’en général et jamais en particulier.
J’éprouvai un mélange de pitié et de culpabilité. Rébecca serait-elle aussi désolée si nous nous étions mariés ?
Je demandai aux porteurs de s’arrêter pour me laisser voir le cadavre. Je m’approchai, saisis les petits poignets
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