L'Evangile selon Pilate
d’écritures, de palimpsestes et de murmures, on n’entend plus rien, on ne voit plus rien ! Si j’interroge mes contemporains, Jésus est un inconnu célèbre : il n’est plus ni un Dieu ni un homme. Il n’est plus un Dieu car on l’a réduit à une figure historique – sage, illuminé, imposteur ou victime – dont on concède, tout au plus, qu’elle a pu exister. Il n’est plus un homme car, dans leur désir de croire et de faire croire, les religieux s’attachent excessivement au caractère divin, aux pouvoirs miraculeux du personnage.
Dans mon livre, je le voudrais d’abord homme, puis peut-être Dieu…
Aussi me suis-je bien amusé, aujourd’hui, à décrire Yéchoua de Nazareth, gamin persuadé d’être Dieu comme tous les enfants aimés et découvrant son incapacité physique : il ne peut pas voler ! L’apprentissage de l’humanité équivaut à l’apprentissage de nos limites : nous sommes malades, souffrants, nous mourrons un jour, nous ne saurons jamais tout et notre pouvoir sur les autres autant que sur nous-même se résume à trois fois rien. Si Jésus fut homme, il découvrit cela, il prit conscience de son humanité.
Amusant de penser qu’à l’origine, nous sommes tous partants pour être Dieu…
Le silence de Jésus autant que sa parole m’intriguent.
Pourquoi s’est-il tu pendant trente ans ?
C’est sur ce silence que j’écris en ce moment.
Depuis deux mille ans les théologiens se disputent – c’est leur métier, d’ailleurs – sur la conscience qu’avait le Christ de lui-même. Jésus savait-il dès le départ qu’il était le fils de Dieu ou l’a-t-il découvert progressivement ? Sa messianité lui était-elle connue de façon consubstantielle ou l’a-t-il perçue avec le temps ?
Les quatre Évangiles me semblent, à un détail près, répondre à cette question : Jésus n’est qu’un homme, certes inspiré par Dieu, mais rien qu’un homme jusqu’à sa mort sur la croix. Sinon il ne souffrirait pas. Sinon il ne mourrait pas. C’est la Résurrection qui lui confère, dans sa réalité terrestre, le statut de Dieu.
Jésus ne prend pas la parole avant l’âge de trente ans. Il mène une vie ordinaire de charpentier, sans quitter Nazareth, sans se faire remarquer outre mesure, sans provoquer aucun rassemblement. S’il était informé d’emblée de sa mission, pourquoi tarderait-il tant ? Cette lenteur me paraît prouver que sa messianité ne lui a été révélée que progressivement.
Les étapes – toujours selon les Évangiles – m’apparaissent évidentes.
D’abord, il y a la reconnaissance par Jean-Baptiste au bord du Jourdain. Le prophète décèle dans le pèlerin Jésus le Messie qu’il annonce depuis des années.
Choqué, bouleversé, Jésus disparaît quarante jours dans le désert. Que se passe-t-il pendant ces quarante jours ? Tout le monde l’ignore mais il est indubitable que ce séjour le change totalement : lorsqu’il revient au monde civilisé, il parle ! Il parle enfin !
Cependant, parler n’est pas se nommer. Il ne se désigne pas encore comme le Messie. Lorsqu’on lui demande qui il est, il ne répond pas. Si son interlocuteur insiste et insinue : « Es-tu le Messie ? », il répond invariablement : « C’est toi qui l’as dit. »
Pendant des années je n’ai voulu apercevoir que le sens philosophique de cette réplique. « C’est toi qui l’as dit » me semblait exprimer remarquablement la position de Jésus par rapport au croyant : « C’est toi qui décides en ton âme et conscience si je suis le Messie ou pas, c’est toi qui choisis de me reconnaître comme Dieu, tu es libre. » Aujourd’hui, j’y vois toujours cette pédagogie de la liberté, mais j’y décèle aussi le doute profond qui le déchire. Lui-même s’interroge : est-il bien le Messie, est-il capable d’assumer cette tâche ?
Les doutes de Jésus, jamais les Églises n’ont voulu en parler, motivées sans doute par le souci de présenter une version simple pour des gens simples. Quel dommage ! Du coup, elles oublient le courage de Jésus. Car existe-t-il un courage sans hésitation, un courage sans peur ? Comment peut-on oublier que sa dernière parole sur la croix est : « Mon Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »
La première partie de mon livre est bâtie sur cette phrase qui exprime de manière bouleversante l’humanité du Christ, ce cri de désarroi que je n’ai jamais cessé de
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