L'Evangile selon Pilate
raisonner ni de connaître. Il s’agit de croire, Pilate, de croire !
Cette foi demande trop d’activité. Pour l’instant, elle n’exige aucun culte, à la différence des rites grecs ou romains, mais elle mobilise l’esprit d’une façon dévorante.
Pour cela même, je pense qu’elle n’aura pas d’avenir.
Je l’explique souvent à Claudia. Tout d’abord, cette religion est née dans un mauvais endroit ; la Palestine demeure une toute petite nation qui n’a ni importance ni influence dans le monde d’aujourd’hui. Ensuite, Yéchoua n’a enseigné qu’à des analphabètes, de rudes pêcheurs du lac Tibériade qui, à part Yohanân, ne savent parler que l’araméen, à peine l’hébreu, très mal le grec. Que va devenir son histoire quand les derniers témoins seront morts ? Yéchoua n’a rien écrit, sinon sur du sable et de l’eau ; ses disciples non plus. D’ailleurs savait-il seulement lire ? Enfin, sa grande faiblesse fut de partir trop vite : il n’a pas pris le temps de convaincre assez de gens, ni surtout les gens importants. Que ne s’est-il rendu à Athènes ou à Rome ? Pourquoi même a-t-il quitté la Terre ? S’il est bien Fils de Dieu, comme il le prétend, pourquoi ne pas demeurer parmi nous à jamais ? Et par là nous convaincre. Et nous faire vivre dans le vrai. S’il séjournait perpétuellement ici, personne ne douterait plus de son message.
Mes raisonnements provoquent immanquablement l’hilarité de Claudia. Elle prétend que Yéchoua n’avait aucune raison de s’installer. Il suffit qu’il soit venu une fois. Car il ne doit pas apporter trop de preuves. S’il se montrait avec évidence, il obligerait les hommes à se prosterner. Or il a fait l’homme libre. Il tient compte de cette liberté en nous laissant la possibilité de croire ou de ne pas croire. Peut-on être forcé d’adhérer ? Peut-on être forcé d’aimer ? On doit s’y disposer soi-même, consentir à la foi comme à l’amour. Yéchoua respecte les hommes. Il nous fait signe par son histoire, mais nous laisse interpréter le signe. Il nous respecte trop pour nous contraindre. C’est parce qu’il nous estime qu’il nous donne à douter. Cette part de choix qu’il nous laisse, c’est l’autre nom de son mystère.
Je suis toujours troublé par ce discours. Et jamais convaincu.
Les figures du poisson se multiplient dans le sable et la poussière de Palestine ; les pèlerins les tracent du bout de leur bâton comme la clé secrète d’une communauté qui s’élargit. Mes espions viennent de me rapporter que les sectateurs de Yéchoua s’étaient aussi trouvé un nom : les chrétiens, les disciples du Christ, celui qui a été oint par Dieu, et qu’ils ont désormais un autre signe de reconnaissance qu’ils portent souvent en pendentif : la croix.
J’ai frémi en apprenant cette bizarrerie. Quelle idée barbare ! Pourquoi pas une potence, une hache, un poignard ? Comment espèrent-ils rassembler les fidèles autour de l’épisode le moins glorieux, le plus humiliant de l’histoire de Yéchoua ?
Lorsque je l’appris à Claudia elle réfléchit à voix haute :
— Ils n’ont pas tort. Même si le signe est horrible, c’est sur la croix que Yéchoua nous manifesta l’essentiel. S’il s’est laissé crucifier, c’est par amour pour les hommes. S’il est ressuscité, c’est pour montrer qu’il avait raison d’aimer. Et qu’il faut toujours, en toute circonstance, même si l’on est démenti, avoir le courage d’aimer.
Mon cher frère, je ne veux pas t’importuner plus longtemps avec mon trouble et mes réflexions. Nous aurons tout le loisir d’en discuter bientôt, quand nous débarquerons à Rome. Peut-être que, pendant la traversée, toutes mes idées disparaîtront d’elles-mêmes et que j’apprendrai, en posant le pied sur le quai d’Ostie, qu’elles devaient rester en Palestine ? Le christianisme, cette histoire juive, est peut-être soluble dans notre mer ? Mais peut-être me suivront-elles jusque là-bas… Qui sait le chemin que prennent les idées ?
Porte-toi bien.
Post-scriptum. Ce matin, je disais à Claudia qui se prétend – sache-le – chrétienne, qu’il n’y aura jamais qu’une seule génération de chrétiens : ceux qui auront vu Yéchoua ressuscité. Cette foi s’éteindra avec eux, lorsque l’on fermera les paupières du dernier vieillard qui aura dans sa mémoire le visage et la voix de Yéchoua
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