L'expédition
elle. Aux bouches bées et aux regards grands qui le contemplaient avec une enfantine avidité il disait que de Montségur même, la plus haute cité du monde où vivaient les hommes les plus proches du paradis, étaient descendus les bienheureux brigands qui avaient porté le coup mortel à la mauvaise Église. Et il riait. Il disait qu’il était allé dans cette citadelle et qu’il avait su, à peine l’avait-il vue, que d’elle viendrait le salut véritable, celui qui éclot contre toute attente comme une aube par une brèche dans une nuit brisée d’un coup de front des anges.
Et il riait encore. Il disait qu’il voyait dans l’air de cette place les âmes de ces gens qui l’écoutaient, et qu’elles ne se souciaient point de vengeance, mais plutôt de s’entre-baiser librement, maintenant que les diables de Rome s’étaient renfoncés dans la terre. Il disait que désormais s’ouvrait un nouveau règne, non point celui de la justice que les turbulents mystères du monde ne sauraient accueillir, mais celui des pauvres qui connaissent la douleur et la bonté de vivre, l’effrayante fragilité du cœur et la couleur des yeux de Dieu.
Et Jeanne descendue de cheval se sentait émue et ravivée par ces paroles. Sans cesse elle jetait des regards à Jourdain, craignant qu’il ne veuille partir, et se tenait aux harnachements pour n’être pas séparée de lui, et se rassurait de le voir patient. En vérité il n’était occupé que des visages qui peuplaient la place. Plus que l’illuminé qui leur parlait, le captivaient l’empreinte des mots dans les yeux immobiles des hommes, et l’abandon des femmes, et leur oubli du temps, des nouveau-nés plaintifs alanguis sur leur sein, de leurs travaux du jour.
La frémissante approbation à tous venue en même temps, quand fut dite la gloire des pauvres, l’emplit de brusque amour pour ces êtres aux sentiments errants qui se croyaient promis aux sources pures. « Bientôt, se dit-il, les manigances des nobles, les calculs des clercs, les complots des princes les changeront en bêtes absurdes. Pourquoi, Seigneur, s’élèvent si haut les désirs, quand les vérités sont si basses ? » Comme il s’insurgeait confusément dans son cœur, il entendit un lointain ferraillement de cavalcade. Des enfants à l’instant parvinrent sur la place. Au milieu d’eux était le fils de l’aubergiste que les autres environnaient et précédaient avec respect parce qu’il portait à la ceinture le coutelas de cuisine qu’il avait volé à son père. Jourdain l’appela, lui demanda s’il savait d’où arrivait cette troupe qu’il voyait maintenant s’approcher à petit trot massif dans la longue pénombre de la rue traversée d’éclats de lumière. Parmi les mouvements et les bruits de voix soudainement enflés autour de lui il entendit que c’étaient là des hommes du comte de Foix. Il saisit Jeanne au poignet, l’aida à grimper derrière lui en selle et poussa sa monture sous les auvents des échoppes jusqu’à s’enfoncer dans un étroit passage encombré d’ordures, de porcs bourbeux et de ronciers.
Dès qu’ils se trouvèrent entre les murs ébréchés de ce boyau où seuls des frôlements et des souffles de groins troublaient la chaude puanteur de l’air, Jeanne demanda pourquoi ils s’enfuyaient. Jourdain, guidant malaisément sa bête, lui répondit qu’il ne voulait pas être reconnu, même de soldats alliés à ceux de Montségur, car désormais il n’avait plus aucun ami au monde, sauf Pierre de Mirepoix, qu’il n’espérait pas revoir. Après qu’ils eurent débouché sur la rive feuillue d’un torrent, il ajouta qu’il devrait ces jours prochains se méfier de tout, et qu’elle risquerait peut-être de graves désagréments à demeurer longtemps avec lui.
— Oh ! dit-elle en riant avec simplicité, Dieu nous garde ! Avec vous je n’ai peur de rien, sauf quelquefois de vos silences.
Sa réponse l’émut. « La peste, pensa-t-il, tant grognon que content, jusqu’où m’embarrassera-t-elle ? » Ils s’engagèrent sur une passerelle de moulin au travers de l’eau vive, s’en furent sur un sentier bordé de jardins et sortirent de la ville.
Vers le milieu de l’après-midi, comme ils chevauchaient sur un chemin désert, d’un creux de verdure au fond des champs et des friches ils virent s’élever une épaisse fumée. Quelques moines bientôt sortirent en grande hâte des tourbillons obscurs et se
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