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L'expédition

L'expédition

Titel: L'expédition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Gougaud
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certains disent. Je ne les pleure pas, certes non. Mais je crains.
    Il torchonna la table où les voyageurs prenaient place, et pointant sous son nez un bout d’index crasseux :
    — Mon flair de cuisinier ne m’a jamais trompé. Nous provoquons le ciel, messire, il va pleuvoir du sang !
    Jourdain, faussement grave, l’approuva d’un hochement de tête et lui demanda du vin. Le bedonnant prophète aussitôt s’éloigna, son chiffon sous le bras, vers les profondeurs obscures de sa demeure.
    — La fièvre gagne, dit le colporteur, humant l’air par la lucarne ouverte, comme s’il supputait une montée d’orage. J’étais hier à Foix. On y lève des troupes. Les villages s’énervent.
    L’œil de Jourdain brilla. À peine sourit-il. Jeanne l’examina, sourit aussi pour elle, puis, s’inquiétant de la guerre possible :
    — Resterez-vous à Toulouse ?
    Il ne l’entendit point, la regarda pourtant, revint à ses pensées. « Pierre avait donc raison, le pays se réveille, se dit-il. Et peut-être est-il vrai que d’un assassinat peut naître quelque bien. À violer une fille on peut faire l’enfant le plus précieux du monde. À tuer salement dans une chambre obscure on peut donc ranimer un espoir de lumière. » La voix du colporteur à nouveau résonna, aigre et nette :
    — Il semble que le comte Raymond ait envoyé des messagers à tous les barons du pays. Les chemins vont bientôt devenir infréquentables.
    — Les auberges aussi, tonna le tavernier, revenant encombré de cruches et de bols.
    Il servit à la hâte et s’en fut dans la cour appeler le garçon. Le colporteur essuya son couteau sur sa manche, repoussa son écuelle, déploya sa haute taille et s’en alla sans un salut.
    — Vous ne m’avez pas répondu, dit Jeanne.
    Ils burent en silence. L’aubergiste revint, poussant son fils devant.
    — Il s’échappait, le bougre, dit-il, le poing tendu à ses épaules maigres.
    L’autre baissa la tête, s’en fut le pas traînard jusqu’à la cheminée, puis il grogna, teigneux, bottant bûches et braises :
    — J’attendrai que tu dormes, je prendrai le mulet et je m’en irai loin.
    — Par les pouces, brigand, je te pendrai à ces solives, lui brailla le bonhomme au travers de la salle.
    — Je mangerai la corde, répondit le garçon dans un sanglot rageur.
    Le rougeaud vint à lui, bousculant les tables et les tabourets.
    — Ah ça, fils de putain ! veux-tu que je t’enferme dans la cave avec les araignées, les rats et les fantômes ?
    — Je brûlerai la porte ! cria l’enfant, courant à la resserre.
    La dispute fit rire Jeanne, point Jourdain, qui resta pensif.
    — Si j’ai un jour un fils, il sera comme lui, dit-il.
    — Oh non ! répondit sa compagne dans un grand élan doux. Il sera ingénu, pudique, fier aussi. Vous lui apprendrez à tailler des sifflets dans des branches de sureau, à dénicher les merles, à tenir l’épée droite, à chevaucher sans selle. Il sera bien aimé.
    Elle voulut parler encore, ne trouva pas les mots. Des larmes dans ses yeux brillèrent.
    — Lui aussi aura soif d’aller au bout du monde, dit Jourdain.
    — Dieu du ciel ! pour quoi faire ? demanda Jeanne, inquiète.
    — Pour être là, debout sur la dernière falaise, avec l’infini devant lui et appeler quelqu’un, je ne sais qui.
    Il sourit, pauvrement Jeanne lui répondit :
    — Il aura ce désir, ce sera sa lumière. Mais ses pieds aimeront la terre, l’herbe verte et la vie d’ici-bas.
    Un grognement poussif les fit se retourner. L’aubergiste posa sur la table une boule de pain, une écuelle de viande sèche, s’assit en face d’eux, s’accouda pesamment.
    — Moi, messire, dit-il, je ne veux pas entrer dans ces querelles de Toulousains et de gens d’Église. Je suis, au bord de cette route, celui qui nourrit et qui désaltère. Que passent par chez moi des sergents ou des moines, des juifs, des hérétiques ou des inquisiteurs, tous boivent le même vin, mangent les mêmes choux, soufflent pareillement sur le même potage, pètent les mêmes vents et me paient en mêmes deniers. Ici, ils sont tous frères, non point en Jésus-Christ mais en tripes et mangeailles. Si dehors ils l’oublient, Dieu les garde. Je n’aiderai pas l’un, quel qu’il soit, à mortifier l’autre.
    Ils ne s’attardèrent guère dans la compagnie de cet homme. Après qu’ils eurent mangé, ils sortirent au plein soleil et s’en allèrent à l’écurie

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