L'expédition
dispersèrent sur la lande, bondissant, froc troussé, au-dessus des buissons. Derrière eux apparurent des gens de village armés de longs bâtons, et d’autres qui tiraient à grand-peine des ânes lourdement chargés, sans se soucier des fuyards. Jourdain s’arrêta pour regarder au loin ces traques effrénées et minuscules dans la lumière dorée des blés que menaçaient les lourdes nuées rabattues par le vent. Il se dit que c’était là son œuvre et celle de Pierre. Il resta fasciné, l’esprit inquiet, le cœur secrètement allègre, tandis que Jeanne, effrayée par les âniers et les chasseurs d’hommes qui se rapprochaient d’eux, le poussait à reprendre la route.
Ils voyagèrent sans autre encombre jusqu’aux faubourgs de Pamiers, où ils arrivèrent à l’heure du crépuscule. Il faisait un temps à confier à la nuit proche les plus innocentes nostalgies du monde. De longs nuages pourpres traversaient le ciel derrière les tours carrées qui cernaient, au bout de la route poussiéreuse, la porte du rempart. Jeanne fredonnait à peine, du bout des lèvres, la joue posée entre les épaules de son compagnon. Dans l’air que ne troublait aucune brise sa musique sonnait si distincte et si pure à l’oreille de Jourdain qu’il chantait lui aussi dans son cœur, sans mot dire. Comme ils s’avançaient ainsi au pas de leur monture parmi les cabanes éparses où tremblaient des lueurs de lampes, ils virent des hommes rassemblés sur un espace aride. Entre leurs corps ils devinèrent un mort couché de son long sur la terre nue. Deux femmes près de lui étaient agenouillées. L’une pleurait, le visage dans ses mains, et l’autre, serrant contre son sein la tête du gisant, parlait avec colère à ceux qui l’entouraient. Jourdain fit halte près d’un jeune mendiant vêtu de lambeaux de laine qui, du bord du chemin, à petits coups de tête au bout de son long cou semblait flairer de loin cet attroupement où l’on criaillait obscurément. Il tenait un bol de bois dans une main ballante et dans l’autre une branche noueuse. Au geste hasardeux qu’il fit au-dessus de son crâne ras, sans même se tourner vers eux, ils surent qu’il était aveugle. Jeanne, du fond de sa bourse fouillée parmi les hardes de son sac, sortit un denier et le déposa dans la sébile tendue aux étoiles naissantes, puis elle lui demanda s’il savait qui était là-bas couché. Le claque-faim ramassa la pièce d’un coup de pouce preste et répondit, sans se laisser distraire des hommes indécis alentour du cadavre :
— L’évêque le payait pour écouter aux portes. C’est son frère qui l’a tué. Il crèvera aussi. Ils crèveront tous, ceux-là, les autres, comme les inquisiteurs de Toulouse.
Jourdain d’un mot furieux le voua au diable et d’un coup d’éperon reprit sa route droite. À peine passé la porte de la ville il dut renfoncer sa bête sous un porche d’écurie pour éviter le vent d’une troupe de cavaliers en armes qui descendait la ruelle. Les deux voyageurs regardèrent ces soldats ferraillants disparaître au-delà de la haute voûte sous les derniers feux du crépuscule, puis se mirent en quête d’un toit où passer la nuit.
Ils trouvèrent abri dans la cathédrale. Quand ils y entrèrent, quelques groupes informes dormaient déjà le long des murailles. Avant de se coucher au creux d’une niche profonde où étaient des cierges allumés devant une Vierge en bois peint, Jeanne alla s’agenouiller au pied de l’autel. Au retour de sa prière elle trouva Jourdain déjà pelotonné contre le mur. Elle s’allongea près de lui et murmura contre sa nuque une bénédiction d’amante. Il ne répondit pas. Elle resta chaudement accolée à son dos.
Après quelques traversées de villages effervescents et rencontres de chariots environnés de bandes cavalières, parvenus à la cime d’une colline plantée d’oliviers au soir d’un nouveau jour de voyage leur apparurent la Garonne où cheminaient des barques, des ponts hérissés de tourelles et de maisons aux fumées errantes, des moulins sur l’eau et parmi les toits roux, les clochers de Toulouse illuminés par le soleil couchant. Ils se laissèrent baigner de brise à contempler la grande ville, puis sous le couvert argenté des arbres ils descendirent jusqu’au Pré Cardonnel. Dès la lisière du vaste champ les assaillit une éprouvante puanteur d’ordures brûlées. Çà et là étaient des gibets et des pieux
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