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L'expédition

L'expédition

Titel: L'expédition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Gougaud
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comme un coq en pâte, en attendant des jours meilleurs. Allons, sacredieu ! mon ventre s’impatiente et les gibiers aussi.
    Tous vidèrent leurs gobelets, même Bernard Marti, bien qu’il fut de toujours accoutumé à l’eau. Il en perdit le souffle et par trois fois toussa dans son poing, les yeux exorbités. Pierre voulut le prendre sur son dos pour descendre dans la salle basse. Il y mit tant d’ardeur et de malice que le bonhomme se laissa porter en gémissant et remuant la tête avec une indulgence autant confuse qu’émerveillée. Comme les deux compères traversaient ainsi l’un sur l’autre l’étage des femmes, des flammes de chandelles et des ombres mouvantes à nouveau apparurent dans l’entrebâillement de la tenture. Jourdain, qui les suivait, entendit dans ses plis une cascade de murmures et d’éclats offusqués. Pierre leur cria :
    — Remuez vos croupes, bonnes femmes, que le diable en tombe ! Venez donc à la table du seigneur, c’est son âne qui vous en prie !
    Une nuée de caquètements envahit aussitôt l’escalier, et toutes les suivirent en troupe frémissante, tenant leurs feux menus à l’abri de leurs mains.
     
    Vers minuit, après que Bernard Marti eut rejoint sa cabane, Pierre et Jourdain, alourdis de mangeailles, montèrent sur la terrasse de la tour de veille et là se tinrent immobiles face à l’obscurité sans bornes où n’étaient que de lointaines et rares lumières de villages.
    Longtemps, dans l’air noir aux senteurs humides, délivrés de la terre et de ses bruissements ils goûtèrent une émouvante liberté d’oiseaux inaccessibles puis peu à peu, sans qu’un mot ne fût dit, comme il arrive dans les ténèbres quand rien ne distrait plus les âmes éveillées, ils se retrouvèrent enfin dans leur sûre fraternité. Alors Jourdain sentit son compagnon, malgré son maintien brave et son front haut levé au bord du vide, durement éprouvé par les nouvelles qu’il lui avait apprises. Ils ne se regardèrent point. Ils ne firent rien d’autre que respirer côte à côte, comme s’ils étaient parvenus à hauteur d’aigles et n’avaient pas à s’efforcer plus loin. Pierre enfin murmura :
    — Il n’est pas de meilleur endroit pour attendre la fin du monde. Dieu veuille qu’elle vienne par beau temps et qu’elle soit sans pitié, comme une fête d’ogres.
    Jourdain ne lui répondit pas. Tous deux savaient désormais qu’ils ne devaient rien espérer. Ils s’en trouvèrent plus tranquilles qu’ils ne l’avaient jamais été.
     
    Le lendemain vers l’heure de midi, à longs coups de corne sonnante sur le chemin de ronde le peuple fut appelé dans la cour du château. Tous aussitôt accoururent aux nouvelles comme des assoiffés au bruit de la fontaine. Tandis que s’emplissait l’espace ceint de murs partout encombré de tonneaux et de tas de paille, Bernard Marti monta sur un billot de bois au seuil d’une écurie et attira autour de lui ses frères parfaits venus des champs. Il les voulut pressés contre son corps dans l’abri de l’auvent, face aux hommes et femmes des cabanes mêlés de sergents d’armes assemblés au soleil jusqu’au rempart de l’ouest où étaient quelques écuyers à demi grimpés sur des échelles. Mersende, qui se tenait au premier rang avec Jeanne et Béatrice, se mit bientôt à grincer comme une corneille et à prévenir l’alentour qu’elle ne resterait point là plantée jusqu’à la fin du siècle car elle avait à faire à la cuisine où n’entraient jamais ces hauts personnages à la tête venteuse qui se permettaient de convoquer les gens à leurs palabres sans souci de la soupe à cuire. Bernard l’apaisa d’un sourire contraint, appela Dieu sur les visages et les regards inquiets qui attendaient son bon vouloir, puis il leur donna leur becquée de paroles.
    Il dit que de la plaine s’en viendrait bientôt une armée à l’assaut de la montagne et qu’il ne faudrait attendre d’elle aucune miséricorde. Il dit aussi que s’il pouvait amener ces êtres simples qui l’écoutaient dans un refuge où les méchancetés du monde ne pourraient pas les atteindre, il le ferait à l’instant même, mais en vérité il ne connaissait aucun lieu terrestre plus près du ciel qu’ils n’étaient là. Il dit enfin que ceux qui voudraient défendre Montségur auraient sa constante bénédiction. Il se tut, laissa errer son regard sur les figures silencieuses, puis ajouta brièvement que

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