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L'expédition

L'expédition

Titel: L'expédition Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Gougaud
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lui-même et les parfaits qui l’entouraient ne combattraient point et se contenteraient de veiller jusqu’à ce qu’il plaise au Père saint de venir chercher leurs âmes dans ces eaux pesantes où elles avaient du mal à vivre.
    Ayant ainsi parlé il descendit de son perchoir avec mille précautions et grimaces craintives. Comme les gens alentour se dispersaient dans la lumière de midi :
    — Eh bien, malotru, te voilà satisfait ! lui dit Mersende, tandis qu’il époussetait son habit à pauvres gestes hasardeux, au bord de l’ombre de l’auvent.
    Elle croisa les doigts sur sa poitrine plate, ricana, poussa Jeanne d’un coude, Béatrice de l’autre, et dit encore, l’œil luisant :
    — Au temps de notre enfance où je mourais d’envie qu’il baise mes tétons, il parlait déjà trop. Oh ! il a oublié ! Pas moi, brigand, pas moi. À dix-sept ans il s’était mis en tête d’amener un cent d’hommes vivants jusqu’au paradis de Dieu dans des navires attelés à des nuées de moineaux. Ne riez pas, greluches, en un seul été il avait convaincu deux prêtres de villages et leur bande d’ouailles qu’il en était capable. Il était tant éloquent qu’il aurait fait lever les cailloux des chemins, s’ils avaient eu des pattes. Moi je le regardais, et je gobais les mouches. C’était dans une autre vie, avant qu’il entre dans sa religion de lettrés et de pégreleux. Tant de gens t’ont suivi, Bernard, et t’ont aimé ! Combien tes rêves en ont tué ? Misérable ! Tu m’avais dit qu’ici nous pourrions vivre en paix. Et maintenant, hop là, Seigneur, attrape-les !
    — Mersende, dit Bernard, tais-toi donc, par pitié.
    — Voyez comme il fait le miséreux, s’obstina la vieille femme, donnant encore de ses coups pointus dans les flancs de ses compagnes. Savez-vous qu’il n’a jamais voulu de nos quatre jambes nues sous sa couette ? Qu’en pensez-vous, les filles ? Fallait-il qu’il soit fou ! Hé ! j’ai quand même passé ma vie à trotter à son train, à lessiver ses hardes, à recoudre ses bottes, à veiller sur son feu ! Il avait les yeux si fiers, dans sa jeunesse ! Misère, les voilà bien fanés ! Mieux aurait valu que je me fasse putain ou petite sœur capucine, au moins je n’aurais pas perdu le meilleur de mes jours à attendre qu’il se lasse de mener le peuple aux catastrophes avec ses belles paroles et ses airs de bienheureux.
    Elle se tut enfin. Il ne répondit pas, resta les bras ballants à regarder sa compagne de tant de jours avec une innocence tant éperdue que Jeanne eut à son aide un élan de prière.
    — Seigneur Dieu, voyez-vous pas que vous lui faites de la peine ? dit Béatrice.
    Elle se tourna vers Mersende. Elle la vit désarmée par la détresse du vieil homme, balbutiant encore à voix menue des lambeaux de paroles désormais inutiles. « Tu me connais, Bernard, semblaient dire ses yeux enfin abandonnes à d’impérissables tendresses. Je ne suis que braillarde, je grince, c’est ainsi, mais quoi, je suis Mersende. » Jeanne, d’un geste à peine perceptible, entraîna sa jeune compagne dans l’ombre d’un pilier, et là étroitement serrées elles s’émerveillèrent de ces deux vieillards qui maintenant se contemplaient à quelques pas d’elles, droits sur la paille répandue, l’un dans l’autre perdus, aveugles et sourds au monde. Ainsi se tinrent-ils un long moment dans la rumeur de la cour, puis Mersende leva lentement sa main rugueuse jusqu’à la joue du parfait, effleura du bout des doigts sa barbe rase.
    — Puisqu’il n’y a plus rien à faire ici, dit-elle, veux-tu pas que nous allions vivre en forêt ?
    Il fit « non » de la tête, sans la quitter des yeux, et lui sourit avec une résignation infiniment aimante. Elle lui sourit pareillement. Ils s’en allèrent ensemble épaule contre épaule, en se tenant la main au secret de l’habit.
     
    Jourdain au soir de ce jour s’installa dans la maison de Jeanne. Comme le crépuscule embrumait le ciel, dans la lumière pourpre du soleil déjà tombé sous l’horizon il vint par le sentier, son vieux sac sur le dos, avec deux lièvres chassés dans les fourrés du mont. La jeune femme était occupée à éplucher des légumes devant sa porte. En vérité, elle l’attendait avec tant d’anxiété qu’à l’instant même où il surgissait au loin entre rocs et buissons elle leva la tête comme un animal tout à coup aux aguets. Elle suspendit les

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