L'hérétique
On ne le connaissait
que par son prénom : Charles. Jamais il n’avait été soldat ni n’avait
porté de cotte de mailles. Mais personne ne s’avisait de lui demander ce qu’il
était ni ce qu’il avait été, parce que son seul regard était terrifiant.
Des tailleurs de pierre vinrent de Soissons. Les chouettes
furent chassées et la tour réparée. À la base du donjon, on aménagea une
nouvelle cour, cernée d’un haut mur et dotée d’un four à briques. À peine ces
travaux étaient-ils achevés que l’on vit un mystérieux chariot bâché arriver au
castel restauré. La porte de la cour se referma bruyamment derrière lui. Les
enfants du village les plus courageux, les plus curieux et les plus intrigués
par les étranges événements de la tour se glissèrent dans les bois entourant
celle-ci. Lorsque l’un des gardes les surprit et commença à les courser en
hurlant, ils s’enfuirent, terrorisés. L’homme alla jusqu’à épauler son arbalète
et l’un de ses carreaux rata de très peu la tête d’un garçonnet. Dès lors, plus
personne – pas même les adultes – n’osa s’approcher du vieux donjon.
Les soldats descendaient au marché acheter de la nourriture et du vin pour la
petite garnison. Et même lorsqu’ils s’arrêtaient boire à la taverne de Melun,
ils ne parlaient pas de ce qui se passait sur la crête.
Quand certains villageois s’enhardissaient et hasardaient
une question, les étrangers répondaient par un intangible « Vous devrez
demander à monsieur Charles ».
Bien sûr, aucun Melunais n’aurait osé approcher l’inquiétant
balafré.
Parfois de la fumée montait de la cour. On pouvait
l’apercevoir depuis le village. Pour le curé de Melun, il ne faisait aucun
doute que la tour était devenue le repaire d’un alchimiste. D’étranges
marchandises empruntaient la route de la colline. Un jour, un chariot convoyant
un gros tonneau de soufre et des lingots de plomb s’arrêta dans le petit bourg.
Le charretier avait soif et fit une pause à la taverne. Le prêtre ne manqua pas
de reconnaître l’odeur du soufre.
— Ils font de l’or, confia-t-il à sa bonne en sachant
pertinemment qu’elle le répéterait à tout le village.
— De l’or ? s’étonna-t-elle.
— C’est ce que font les alchimistes.
Le religieux était un homme érudit qui aurait pu monter haut
dans la hiérarchie de l’Église sans un fâcheux penchant pour la dive bouteille.
La sonnerie de l’angélus le trouvait toujours saoul. Mais il n’en oubliait pas
pour autant l’époque de ses études à Paris. Il se rappelait notamment que,
jadis, il avait lui-même pensé rejoindre la quête de la pierre philosophale,
cette substance, aussi indéfinissable qu’insaisissable, qui, mêlée à n’importe
quel métal, pouvait transmuer celui-ci en or.
— Noé la possédait, murmura-t-il, songeur.
— Possédait quoi ?
— La pierre philosophale. La pierre des philosophes…
Mais il l’a perdue.
— Parce qu’il était saoul et nu ? demanda la bonne
qui n’avait qu’un très vague souvenir de l’histoire de Noé. Comme toi ?
Le prêtre était allongé sur son lit, à demi ivre et
totalement dévêtu. Il se remémorait les laboratoires enfumés de Paris où
l’argent et le mercure, le plomb et le soufre, le bronze et le fer étaient
fondus, mélangés, tournés et fondus encore.
— Calcination, récita-t-il, dissolution, séparation,
conjonction, putréfaction, congélation, cibation [12] , sublimation,
fermentation, exaltation, multiplication et projection.
La domestique n’avait pas la moindre idée de ce dont
l’ecclésiastique était en train de parler.
— Marie Condrot a perdu son bébé aujourd’hui, lui
dit-elle. Il avait la taille d’un chaton à la naissance. Tout plein de sang et
mort. Mais il avait des cheveux. Des cheveux rouges. Elle veut que tu ailles le
baptiser.
— Coupellation [13] ,
continua-t-il en ne prêtant pas attention à ce que venait de rapporter la
femme, cimentation, réverbération, distillation. Toujours distillation. Per
ascendum, c’est la meilleure méthode.
Il hoqueta.
— Jésus, soupira-t-il avant de replonger dans ses
pensées. Du phlogiston [14] .
Si nous pouvions simplement en trouver, nous pourrions tous faire de l’or.
— Et comment ferions-nous de l’or ?
— Je viens de te le dire.
Il se tourna sur le lit et contempla les seins de sa servante
et compagne, lourds et blancs dans le clair de
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