L'hérétique
lune.
— Il faut être très intelligent, continua-t-il en
tendant la main vers elle. C’est le seul moyen si on veut découvrir le
phlogiston, une substance qui brûle davantage que les flammes de l’enfer. Et
c’est avec cette substance que tu peux recréer la pierre philosophale que Noé a
perdue. Si tu la places dans le four avec n’importe quel métal, au terme de
trois jours et trois nuits, tu obtiens de l’or. Corday n’a-t-il pas dit qu’il
avait construit un four, là-haut ?
— Il a dit qu’ils avaient transformé la tour en prison.
— Un four, précisa-t-il sur sa lancée, pour trouver la
pierre philosophale.
La supposition du prêtre était encore plus proche de la
réalité qu’il ne l’imaginait vraiment. Bientôt, tout le voisinage fut convaincu
qu’un grand philosophe – ce qui voulait dire un savant alchimiste –
était enfermé dans la tour et cherchait à fabriquer de l’or. S’il y parvenait,
disaient les hommes, alors plus personne n’aurait besoin de travailler car tous
seraient riches. Les paysans mangeraient dans de la vaisselle d’or et
chevaucheraient des montures caparaçonnées d’argent. Toutefois, certains firent
observer qu’il s’agissait là d’une étrange sorte d’alchimie, car, un matin, on
vit deux des soldats descendre au village pour récupérer trois vieilles cornes
de bœuf et un plein seau de bouses de vaches.
— Ah pour ça, on va être riches maintenant !
commenta la bonne d’un ton sarcastique. Riches en merde, oui !
Le prêtre ronflait.
Puis, au cours de l’automne qui suivit la chute de Calais,
un cardinal arriva de Paris. Il logea à Soissons, à l’abbaye de
Saint-Jean-des-Vignes. Or, si cette dernière était plus riche que la plupart
des maisons monastiques, elle ne pouvait quand même pas héberger toute la suite
du cardinal. Donc une dizaine de ses hommes prirent des chambres dans une
taverne et ordonnèrent avec désinvolture au patron d’envoyer la note à Paris.
— Le cardinal paiera, promirent-ils en pouffant de rire
car ils savaient que Louis Bessières, cardinal-archevêque de Livourne et légat
du pape à la cour de France, ignorerait toute vulgaire réclamation d’argent.
Ces derniers temps, Son Éminence avait pourtant su se
montrer prodigue avec sa fortune. C’était lui le mystérieux commanditaire qui
avait fait restaurer la tour, construire le nouveau mur et engager les gardes.
Dès le lendemain de son arrivée à Soissons, il se rendit à Melun en compagnie
d’une soixantaine d’hommes armés et de quatorze prêtres.
À mi-chemin, ils rencontrèrent monsieur Charles, qui les
attendait. Tout revêtu de noir, il portait une longue épée effilée au côté. Au
lieu de saluer le prélat respectueusement, comme d’autres l’auraient fait, le
balafré se contenta d’un petit hochement de tête avant de faire tourner bride à
son cheval pour caracoler à côté du visiteur. Sur un signe du cardinal, les
prêtres et les hommes d’armes restèrent à distance afin de ne pouvoir entendre
la conversation.
— Tu as bonne mine, Charles, commença l’ecclésiastique
d’un ton moqueur.
— J’en ai assez, gronda l’autre d’une voix aussi
horrible que son physique.
On eût dit le bruit d’une barre de fer fouillant le gravier.
— Le service de Dieu peut être rude, nota sobrement
l’ecclésiastique.
Le laïc ignora le sarcasme. Sa cicatrice partait de la lèvre
pour rejoindre la pommette. Il avait des poches sous les yeux et son nez était
cassé. Ses habits noirs pendaient autour de lui comme les guenilles d’un
épouvantail et son regard balayait sans arrêt les deux côtés de la route, comme
s’il craignait une embuscade. Avec son affreux stigmate et son épée laissant
penser qu’il avait participé à maintes guerres, n’importe quel voyageur
croisant le cortège et assez téméraire pour oser lever les yeux sur le cardinal
et son terrible compagnon dépenaillé aurait pris ce dernier pour un soldat. Mais
Charles Bessières n’avait jamais suivi de bannière au combat. En revanche, il
avait tranché bien des gorges et des bourses. Voleur et assassin, voilà ce
qu’il était, et s’il avait échappé au gibet, c’était simplement parce que le
cardinal était son frère cadet.
Aînés de leur famille, Charles et Louis Bessières avaient vu
le jour dans le Limousin. Leur père, un marchand de suif, avait donné au second
une éducation tandis que le plus âgé était abandonné
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