L'Héritage des Cathares
l’esprit. C’est dans ces trésors que je découvris Perceval, ce héros mystérieux en quête du Saint-Graal dont Chrestien de Troyes racontait les aventures. Il les conservait dans un coffre en bois et je fus conscient de la faveur qu’il me faisait en me permettant d’y apprendre la lecture. Le fait de parvenir, après moult efforts, à y déchiffrer des mots et des phrases fut pour moi une véritable épiphanie. La langue latine me révéla sa musique et ses secrets. Je réalisai tout à coup que le monde était bien plus grand que Rossal, que des gens qui m’étaient inconnus vivaient et réfléchissaient dans des contrées éloignées. J’en conçus une envie dévorante de voyager. J’ignorais alors que l’errance serait le prix de ma damnation.
Les chiffres furent le second mystère que me dévoila le bon père. Comme plusieurs villageois, j’en possédais déjà une connaissance instinctive. Je pouvais déterminer si j’avais sous les yeux huit ou douze génisses, ou combien il en restait lorsque l’une d’elles avait été attrapée par un loup dans les bois. Mais c’était là toute l’envergure de mes facultés mathématiques. Aussi fus-je émerveillé lorsque le prêtre m’apprit que les nombres s’étendaient à l’infini et qu’il en existait même un, nommé « zéro », qui exprimait l’absence de quantité. Il n’était rien, mais était pourtant essentiel.
Fidèle à sa vocation, le père Prelou m’initia aux mystères de la religion. Il insista pour que je me familiarise avec la Bible, la commentant pour moi et ne se retenant jamais de solliciter mon opinion, qu’il raffinait et aiguisait au besoin. Au fil du temps, j’en vins à en posséder la doctrine. Comme il se doit, il me parla abondamment de l’enfer, ses descriptions me glaçant les sangs.
— Un bon chrétien doit préparer sa mort sa vie durant, me répétait-il sans relâche, l’index en l’air. Car il ne sait jamais quand Dieu le rappellera à lui pour le juger. Chaque geste a ses conséquences, qui sont inscrites dans le grand livre de Dieu, Gondemar.
Une erreur, une colère suffit à damner une âme et à la condamner au froid et au désespoir éternels de l’enfer. Une bonne vie et une bonne mort, mon petit. Voilà le secret du paradis.
Je voudrais, aujourd’hui, avoir porté une plus grande attention à cet avertissement. Mais comment aurais-je pu savoir que Dieu lui-même souhaitait que je sache tout cela ? Pour souffrir de l’absence de quelque chose, il faut d’abord en connaître l’existence et en avoir joui. Un jour, je regretterais d’autant plus la perte de mon salut que le père Prelou m’en avait donné la recette.
À onze ans, j’avais absorbé comme une éponge toutes les connaissances du prêtre et de ses livres. Sans être un savant, je me retrouvai raisonnablement versé en matière d’écriture, de lecture, d’arithmétique et de foi. Je pris surtout conscience du fait que j’étais doué d’un bel esprit et d’une intelligence qui n’avait rien à envier à quiconque. Pour le reste de mon existence, ma cervelle, autant que mon corps, serait une arme dont je me servirais pour le meilleur et pour le pire. Surtout le pire.
Hormis ma mère et le père Prelou, une seule autre personne brisa l’isolement dans lequel le prédicateur m’avait plongé. Pernelle. Je la rencontrai à mon corps défendant, un soir d’été, alors que le soleil tombait. Les événements de mes huit ans étaient oubliés depuis longtemps. Après la leçon reçue, Césaire, s’il ne ménageait pas les regards noirs à mon endroit, ne m’avait plus jamais inquiété. J’avais donc repris mon habitude de me promener dans les bois. Ce soir-là, je m’étais éloigné plus qu’à mon habitude, méditant la leçon de latin reçue dans la journée.
J’étais perdu dans mes pensées lorsque le craquement d’une branche me fit sursauter. Je me retournai pour voir Césaire émerger des buissons. Malgré la famine permanente, les années avaient été généreuses avec le fils du poulailler. Il était solide et, chose exceptionnelle, plus grand que moi. Ses petits yeux sombres étaient toujours aussi cruels. Il était accompagné de Fouques, le fils de Guiart, le boucher, un petit malingre à la peau blafarde ; d’Alodet, un bègue simplet qui aidait déjà son père fagotier ; et de Lucassin, un grand maigre dont le géniteur demeurait un mystère. En les apercevant, je ne doutai pas de leurs
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