L'Héritage des Cathares
ne pouvais savoir, alors, qu’elle ne se définit réellement que par l’existence des ténèbres et qu’on la regrette mille fois plus lorsqu’on l’a déjà vue.
Je relatai mon aventure à mes parents et la sentence tomba net. Dès le lendemain, Césaire et sa famille furent bannis à vie de la seigneurie. Je les regardai partir, traînant leur honte et leurs quelques possessions dans une charrette tirée par un cheval miteux. Je savais que la misère qu’ils trouveraient sur le chemin serait pire encore que celle qu’ils connaissaient au village. Je ne pus m’empêcher de me planter devant Césaire pour lui bloquer le chemin alors qu’il allait sortir de Rossal. La mine basse, le fanfaron, vaincu, leva vers moi un regard abattu.
— Je. je m’excuse, monseigneur, gémit-il. Ayez pitié de nous, je vous en conjure.
Le sourire aux lèvres, je lui administrai une retentissante gifle qui lui fit tourner la tête puis m’écartai pour le laisser passer. Ce jour-là, pour la première fois, je goûtai le plaisir d’être le seigneur de Rossal.
Cette époque fut la plus belle de ma vie. Pendant les années qui suivirent, plusieurs soirs par semaine, je rejoignis secrètement Pernelle dans les bois, loin des regards. À son contact, je m’épanouis petit à petit. Je crois que mon amie fut ma seule chance d’échapper à ma destinée. Ni la pluie ni le froid ne nous empêchaient de nous réfugier dans l’amitié née de circonstances si particulières et forgée dans une solitude partagée. Pour rien au monde je ne me serais privé de sa présence. Par son intelligence, son humour, sa tendresse et sa simplicité, elle m’ouvrait les portes de l’univers inédit d’une affection simple et sincère. À part ma mère et le père Prelou, le reste du monde me rejetait toujours, mais je n’en avais cure. Pernelle me suffisait. Auprès d’elle, je n’étais plus un objet de méfiance. Je n’étais que moi et elle me comprenait sans que j’aie à m’expliquer. Elle savait me faire rire en imitant les gens du village et en exagérant leurs manies. Le gros Papin traînant son immense panse repue. Blanche, la vieille tisserande aux mains si déformées qu’elles rappelaient des serres d’aigle. Le père Prelou et son air pincé. Guiart, le boucher, qui empestait perpétuellement la charogne. Même mon père, avec son air timoré, n’y échappait pas. Elle le personnifiait tirant avec peine son épée trop lourde, ce qui n’avait de cesse de me faire m’esclaffer, puis de me remplir d’une culpabilité que mon amie avait tôt fait de chasser en me disant que quiconque ne valait pas une risée ne valait pas grand-chose.
Pernelle était d’une curiosité infinie. Sachant que j’avais appris l’écriture et la lecture, elle voulut en connaître tous les mystères, et bientôt je me retrouvai à les lui enseigner en traçant des lettres dans le sable avec un bâton. En moins d’une année, elle sut tout ce que je savais et je dus me résoudre à lui prêter secrètement les précieux livres que le père Prelou me confiait, qu’elle lisait avec grand appétit, de sorte que je pouvais les rendre prestement à leur propriétaire sans qu’il se doutât de quelque chose. Je lui enseignai aussi les chiffres, qu’elle maîtrisa sans mal et poussait plus loin que j’en étais capable, traçant dans le sable des équations que je ne comprenais pas et qu’elle trouvait pourtant évidentes.
— Toutes ces connaissances. soupira-t-elle un jour, avec une pointe de regret. Dieu m’eût-il seulement faite homme, j’aurais pu accomplir de grandes choses. Mais je ne suis qu’une fille. Et infirme en plus. Au mieux, je puis espérer des épousailles avec pire que moi.
— Pernelle, répondis-je. Ne dis pas cela. Un jour, quelqu’un verra qui tu es vraiment.
— Toi ? demanda-t-elle.
Je fus surpris par la question et restai interdit.
— Moi ? Je serai seigneur. Tu sais bien qu’on m’obligera à épouser quelque fille de nobliau. Mais si je le pouvais, c’est toi que je choisirais !
— C’est vrai ?
— Je te le jure.
— Pernelle de Rossal. Belle sonorité, non ?
Puis nous éclatâmes de rire.
Pernelle possédait une extraordinaire franchise. Elle disait tout ce qui lui passait par la tête et faisait tout ce qu’elle avait envie de faire. Elle était une âme libre. Combien de fois l’entendis-je contester les décisions de mon père qui lui
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