L'Héritage des Cathares
la croisade représente presque un bienfait pour eux. Elle est la preuve que le monde est malfaisant. Les massacres les enragent, bien sûr, mais en même temps, pour les victimes qui ont reçu le consola-mentum, ils représentent la libération de la chair.
— Pourtant, ils se battent comme des diables.
— Comprenez-moi bien : ils lutteront jusqu’au dernier. Ils ne sont nullement résignés. Mais, quelque part, cette lutte répond à leurs aspirations. Au fond, ils sont des agneaux qui s’offrent eux-mêmes en sacrifice et ne craignent pas la mort.
— On dirait des saints. Ils sont vraiment tous comme cela ?
— Les croyants sont des gens ordinaires. Ils respectent les prescriptions de leur religion tout en vivant dans le monde. La plupart sont simples et droits, ce qui ne les empêche pas d’être de féroces guerriers.
— Je l’ai remarqué, oui, dit Montbard en massant son ventre blessé. Me faire surprendre ainsi par un paysan.
Il posa un regard admiratif sur Pernelle, qui allait d’un patient à l’autre sans donner le moindre signe de lassitude.
— Elle semble bien loin, la petite boiteuse brisée par les brigands et terrée chez elle, remarqua-t-il en l’observant. Elle est. épanouie. Cette religion l’a sauvée, d’après toi ?
— Sans l’ombre d’un doute. Elle a donné un sens à. à ce qu’elle a subi.
Je n’osai mentionner le lien qui unissait Pernelle et Odon, et la manière dont mon amie avait surmonté sa peine grâce à sa foi. C’eût été révéler une horreur de plus à mon maître et je ne le souhaitais pas. Ce fardeau, je devais le porter seul sur ma conscience, comme tous les autres. Montbard se lissa à nouveau la barbe, songeur.
— Plus les choses avancent, plus j’ai l’impression d’abattre des brebis sans défense. Il faut se rendre à l’évidence : il y a quelque chose de pourri dans cette croisade. Du haut de son trône, Innocent désire peut-être laver la chrétienté de l’hérésie, mais ses hommes ne sont ici que pour se remplir les poches. Toute l’affaire est devenue un prétexte au brigandage et le pape préfère regarder ailleurs. Il faut voir tous ces petits seigneurs sans terre la bave aux lèvres, admirant les possessions dont ils rêvent de se saisir. Prends Montfort, par exemple. Il a fait une bonne affaire. En arrivant ici, il était peu de choses. Et le voilà maintenant vicomte de Béziers et de Carcassonne. Si ce monstre est vicomte, alors je devrais être Dieu ! Il faut croire qu’il bout toujours quelque soupe dans la marmite de la cupidité. Mordieu. Peut-être suis-je en train de perdre la foi.
J’avais peine à contenir mon soulagement. Non seulement mon vieux maître ne me tenait pas rigueur d’être passé dans le camp des hérétiques, mais il en était arrivé aux mêmes conclusions que moi.
— Pourtant, vous combattiez avec fougue lorsque je vous ai retrouvé, repris-je. Vos scrupules ne semblaient pas vous nuire.
— Je suis un soldat. J’obéis aux ordres. Et puis, ils étaient cinq. Je n’allais quand même pas me laisser occire sans résister ! D’ailleurs, si tu ne les avais pas arrêtés, j’aurais fini par en venir à bout.
— Je n’en doute pas, m’esclaffai-je. Même avec les entrailles pendantes.
Il vida son gobelet et me fit à nouveau signe de le remplir.
— Pas question ! Vous avez assez bu. Si vous finissez par pisser le vin par le nombril, Pernelle me décapitera. Il est temps de vous reposer.
Pour la forme, il tenta de protester, mais la fatigue avait clairement pris le dessus.
— Je reviendrai demain.
J’attendis une réplique, mais Bertrand de Montbard, ce colosse à l’énergie débordante, s’était endormi comme un bébé.
Le lendemain, au milieu de la matinée, Montbard et Pernelle étaient assis face à face sur de petits tabourets. Presque front contre front, avec force gesticulations et petits sourires, ils entretenaient une conversation à mi-voix. Je les observai un moment, amusé. Lorsque mon maître m’aperçut, il s’interrompit et se leva.
— Ah ! Te voilà enfin, toi ! tonna-t-il.
D’un geste du pouce, il désigna Pernelle.
— Cette tourmenteuse m’autorise enfin à sortir d’ici pour marcher un peu, mais il semble que tu doives me servir de bâton de vieillesse !
— La nuit vous a été profitable, on dirait, dis-je en souriant. Vous vous sentez assez
Weitere Kostenlose Bücher