L'Héritage des Cathares
dans la mort, le corps à quarante-cinq degrés.
Je perdis le compte des vies que j’éteignis comme autant de chandelles. Les choses se déroulèrent sans un moment pour souffler ou récupérer, sans une seconde pour distinguer le bien du mal. Je fis ce qui devait être fait. Je tuai autant que je le pus. Au nom du Créateur que j’avais rejeté, j’assassinai et je massacrai dans l’espoir de mériter mon salut.
Lorsque la fureur me quitta enfin, je fus stupéfait de constater que le soleil avait passé sa méridienne. Sans que j’en aie connaissance, une demi-journée s’était écoulée. Le souffle court, je fis un inventaire rapide de mon état. Mon épée était maculée de sang frais en si grande quantité que, quand je l’abaissai, des gouttes coulèrent paresseusement de la pointe émoussée. Mon écu avait pris tant de coups qu’il était couvert de bosses et de marques. Mes bras, lourds et douloureux, étaient parsemés de coupures là où les lames de mes adversaires avaient percé ma cotte de mailles. Un examen me permit de constater que toutes étaient superficielles. J’étais trempé de la tête aux pieds, de sueur et de sang. Mon heaume avait disparu, emporté dans la fureur du combat sans même que je m’en rende compte. J’écartai une mèche de cheveux de mes yeux et réalisai avec surprise que mes lèvres étaient retroussées sur mes dents, comme une bête sauvage.
Je cherchai Montbard des yeux, mais ne le trouvai pas. Nous avions été séparés au fil de la bataille. Evrart et les hommes de Nanteroi n’étaient nulle part, eux non plus. J’inspectai les alentours. Je me trouvais au milieu d’une rue où je n’avais pas souvenance d’être arrivé. Il régnait un silence lourd, presque surnaturel. Puis quelques faibles gémissements de souffrance et d’agonie montèrent, finissant de me ramener à la réalité. Le soleil était obscurci par la fumée qui montait des maisons un peu partout. Béziers était en feu et l’odeur âcre me fit tousser. Le sol était jonché de cadavres entremêlés, dont quelques-uns m’étaient sans doute attribuables. Éventrés, démembrés, décapités, exsangues, ils avaient péri en défendant leur demeure et leur famille. Je ne pus m’empêcher d’admirer leur bravoure et d’éprouver pour eux le respect d’un guerrier pour un autre, sans égard aux couleurs portées. Parmi les soldats se trouvaient indistinctement des femmes, des vieillards et des enfants. Caedite eos. Novit enim Dominus qui sunt eius, avait froidement ordonné le légat à la conscience si sûre. Et c’est précisément ce qui avait été fait, avec un enthousiasme obscène et méthodique. Personne ne semblait avoir été épargné.
Au loin, j’avisai le corps d’une jeune femme dont le ventre avait été ouvert comme celui d’un porc à la boucherie. On en avait retiré l’enfant à naître, qui gisait près d’elle. Même dans la mort, la pauvre l’avait blotti contre elle, réchauffant le petit corps encore immature. C’est ensemble qu’ils avaient quitté la vie, deux innocents sacrifiés à la folie meurtrière exigée par Dieu et son représentant sur terre. Dans cet enfer de haine et de violence, un petit moment d’amour pur et désintéressé avait réussi à se produire. Révolté, je sentis mon estomac qui remontait dans ma gorge et vomis.
Je m’essuyais la bouche quand une fillette surgit derrière moi. Elle hurlait à la mort en courant à toutes jambes. Elle avait peut-être douze ans. Sa robe déchirée et souillée laissait paraître sa nudité. Elle passa près de moi sans même me voir en regardant sans cesse derrière elle, les yeux écarquillés de terreur. Trois croisés apparurent.
— Elle est là, la pucelle ! ricana l’un d’eux.
— Ah, elle ne perd rien pour attendre, celle-là ! dit un autre en s’éloignant de moi. Mordieu, regardez-moi ce petit cul !
Ils passèrent en trombe près de moi sans même m’adresser un regard puis s’engouffrèrent entre les deux bâtiments où leur proie venait de fuir. Je les regardai disparaître, sachant quel sort ils feraient subir à la pauvresse. J’entendis des rires puis des cris. Et je ne fis rien.
La rue était redevenue déserte. De loin, des cris me parvenaient. Ne sachant que faire d’autre, je me mis en marche dans leur direction en parcourant les rues jonchées de cadavres de la ville en ruine. De temps à autre, des bandes de croisés isolées émergeaient
Weitere Kostenlose Bücher