L'histoire secrète des dalaï-lamas
senti l’odeur si particulière de la mort, il aurait cru vivre un cauchemar dont il allait finir par se réveiller.
Les premières lueurs de l’aube le rappellent à la réalité. Une tristesse amère ravage son visage et des larmes jaillissent soudain, incontrôlables ; car il vient de se rappeler cette histoire qu’il tient de son père : dans un testament rédigé quelques mois avant sa mort, le treizième dalaï-lama avait prédit que le Tibet plongerait dans la misère et dans la terreur. Il avait un temps cru pouvoir espérer. Puis, il avait pris les armes, comme d’autres membres de son clan avant lui, pour bouter les Mandchous hors du Tibet.
L’audience, secrète, a lieu fin avril 1958, à neuf heures du matin : elle réunit, autour du dalaï-lama, tous les chefs que compte la résistance tibétaine. L’heure est grave. Lhassa sort à peine de la célébration du deuxième anniversaire de la fondation du CPRAT et s’apprête à plonger dans le Grand Bond en avant : inauguré au VIIIe congrès du parti communiste [449] , ce projet de Mao Zedong préconise une rupture idéologique avec le modèle soviétique et un développement collectif dans tous les domaines de la vie quotidienne adapté aux spécificités chinoises.
Seulement, rien ne se passe comme prévu au cours de cette rencontre. Tenzin Gyatso refuse de soutenir la résistance armée et rejette toute idée de soulèvement national. Il ne marchera pas sur les traces de son prédécesseur, le treizième dalaï-lama : un demi-siècle plus tôt, Thubten Gyatso chassait du territoire tibétain les Chinois de l’Empire Qing. Comble de l’ironie, le quatorzième dalaï-lama s’obstine : il ne rejettera pas, non plus, l’Accord en 17 points.
Fou de rage, Gompo Tashi quitte Lhassa. Il rejoint ses hommes, qui l’attendent à une heure de cheval à peine de la capitale. Le temps de leur expliquer la situation, les résistants enfourchent leurs montures. Direction Tsöna.
Le chef du Chushi Gangdrug sait maintenant que la résistance tibétaine n’a rien à attendre de leur souverain et des autorités de Lhassa, qui, ouvertement, jouent la carte des communistes. Dans les semaines et les mois à venir, il espère pouvoir compter davantage sur le panchen-lama, dont on dit pourtant qu’il est un lama rouge. En effet, Choekyi Gyaltsen, du haut de ses vingt ans, semble avoir une vision plus objective de la situation de leur pays.
Au sortir de cette audience avec le quatorzième dalaï-lama, Gompo Tashi a l’impression étrange qu’il va devoir prendre des décisions irrévocables. Ses vieux démons reviennent le hanter : les doutes sur sa foi, sa haine de l’occupant. Lui qui jusqu’ici s’est opposé à l’élimination physique du quatorzième dalaï-lama et de son frère Lobsang Samten, jugé trop versatile par la grande majorité des chefs de la résistance, comprend d’autant mieux ses compatriotes qu’il vient de vivre au Potala un événement capital : le dalaï-lama semble à des années-lumière de leur combat pour la liberté et l’indépendance du Tibet.
Gompo Tashi se rend à Kalimpong. Il y rencontre Thubten Jigmé Norbu et Gyalo Thondup, les deux frères aînés du dalaï-lama. Avec Shabakpa, l’ancien ministre des Finances du gouvernement tibétain, ils ont fondé l’UBET, l’Union du Bien-être du Tibet, et promettent aide et assistance à la résistance.
Le chef du Chushi Gangdrug rencontre aussi les Pandatsang : incapables d’augmenter la livraison d’armes et de munitions alors que les combats s’intensifient au Tibet, Tchang Kaï-shek, depuis Taiwan, leur suggère d’entrer directement en contact avec la CIA et de se rapprocher de Gyalo Thondup. Nous le savons, le Tibet n’est pas une région méconnue des stratèges américains. Chacun a encore en mémoire l’expédition de 1942 conduite par Brooke Dolan et Ilya Tolstoï, deux agents de l’OSS, porteurs d’une lettre du président Roosevelt pour le dalaï-lama. Leur rencontre avec Tenzin Gyatso, le régent et les ministres de son gouvernement, fut une reconnaissance implicite de l’indépendance du Tibet. L'intérêt de la CIA pour le Tibet s’était à nouveau prononcé, en 1953, au sortir de la guerre de Corée. Il apparaît alors très clairement que la menace la plus grande pour le monde provient de la Chine communiste. Les Américains ne sont pas les seuls à le penser ! D’autres grandes puissances s’inquiètent et l’on assiste à
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