L'holocauste oublié, le massacre des tsiganes
charme de Wilma (la jeune secrétaire) et nourrissait pour elle un amour complexe. On l’entendait appeler de sa voix chevrotante dès que la jeune fille s’éloignait : « Wilma, Wilma. »
— Un jour, alors qu’elle était à l’autre extrémité du Block, nous l’entendîmes appeler comme d’habitude : « Wilma, Wilma. » Aucune réponse. Tout à coup, nous entendîmes appeler d’une voix suppliante : « Wilma, Wilma, kommen sie her. » Nous nous levâmes, surpris et émus. Mais… c’est Wrona et… il parle allemand. Et le vœu ? Il avait rompu le vœu pour Wilma.
— D’autres Polonais avaient fait vœu de ne pas parler allemand mais ils succombèrent à la fascination des injures allemandes. Les invectives en langue allemande leur paraissaient plus prestigieuses et surtout plus virulentes, plus chargées de haine. Ils s’efforçaient d’imiter l’intonation et jusqu’au timbre de la voix des S.S., ce qui rendait leurs injures encore plus odieuses. Le docteur avait renié son vœu par amour et les autres par haine (des juifs, bien entendu).
— Les tsiganes n’étaient jamais battus. Dans leurs disputes on entendait fréquemment la menace habituelle : « Je le dirai au Lourdo (soldat) S.S. et tu recevras vingt-cinq sur le derrière (auf den Arsch). » Ils n’étaient pas rancuniers.
— Le soir, après l’appel, on voyait des solistes faire des tournées dans les Blocks où, après le concert, les intendants de Block leur donnaient un pain, quelques rondelles de saucisson, un morceau de margarine, etc. Nous avons écouté à plusieurs reprises un cithariste, véritable virtuose. Je n’oublierai jamais un vieux père avec son fils, tsiganes russes. Le père jouait merveilleusement de l’alto et le fils, violoniste virtuose, avait suivi les cours du conservatoire de Kiev. Je n’ai jamais vu de cuivres dans les orchestres tsiganes du camp. Le chef du Block 24 organisait tous les soirs des bals. Ce Blockältester, Reichsdeutscher (allemand du Reich) avait un physique très ingrat, mais ses disgrâces physiques étaient compensées par les aliments et les luxueux vêtements féminins dont il disposait. Aussi avait-il pour compagne une jeune fille tsigane d’une grande beauté.
— Nous avions à cette époque un Lagerältester-Krankenbau (chef du Revier, détenu) allemand, triangle rouge, correct et quelque peu instruit. Il avait le goût des discours et nous rassemblait souvent pour nous adresser des allocutions. Dans chacune de ses allocutions figurait la phrase suivante, bien accentuée :
— « Ich, gehe keine vergindungen ein » (Moi, je ne lie aucune relation, « sous-entendu féminine »).
— Entendons par cela : je suis d’acier, de bronze, incorruptible, insensible au charme féminin. Rappelons-nous qu’en 1943, il existait quelqu’un en Allemagne qui incarnait l’ascétisme intégral. C’était « le Führer ». Notre Lagerältester avait donc un modèle de chasteté, d’abstinence… Et ce modèle ne manquait pas non plus une occasion d’en parler avec une discrétion ostensible. On devait apprendre, après l’effondrement du III e Reich, ce qu’il en était de cet ascétisme.
— Le chef du Revier répétait inlassablement :
— « Celui qui ne fera pas scrupuleusement son devoir (lequel ?), je le prendrai par la manche et je le conduirai droit chez monsieur (sic) le Blockführer. »
— Nous étions surpris de voir un détenu politique vénérer et respecter « monsieur le Blockführer » hors de sa présence. Mon ami le docteur Von Engelhard diagnostiqua un état de Stultitia-excelsa. Ce diagnostic arriva on ne sait comment, et traduit en allemand, aux oreilles du Herr Blockführer. Celui-ci rassembla devant le Block tout le personnel féminin et masculin, prononça une allocution et rossa le docteur Engelhard. Le Blockführer parti, le chef du Revier tint à son tour un petit discours et termina en demandant au rossé :
— « Comment, un homme qui parle avec respect du Herr Blockführer et remplit scrupuleusement son devoir est pour vous un imbécile ? »
— Il ne se doutait pas qu’il venait de formuler une brillante définition du parfait imbécile.
— Un ami dit tout bas lorsque nous fûmes seuls :
— « Il est écrit “la crainte de Dieu est le commencement de la sagesse”. Vénérer la S.S. c’est la somme de la sagesse. »
— La proximité des lieux d’extermination n’empêchait pas
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