L'holocauste oublié, le massacre des tsiganes
homme d’État et roué diplomate, Pierre Laval, n’était pas plus clairvoyant que le pauvre tsigane Holomek ou Ruzicka, aide-palefrenier ou valet de ferme. Des amis tsiganes, inquiets du sort que les S.S. réservaient finalement aux juifs, me proposèrent de me faire tsigane.
— « Tu as de la chance, tu as un 7 comme premier chiffre de ton tatouage. Ajoute un petit trait et le 7 deviendra un Z. »
— C’était candide et émouvant.
— Un jour ensoleillé d’avril, nous sortions, un codétenu et moi en portant une « Trage » (combinaison de caisse et de brancard) pour faire une corvée. Devant la porte latérale de notre Block (Block des typhiques) se trouvait un groupe de quarante à cinquante civils debout et alignés par rangs de cinq. Il y en avait de tous les âges, entre quinze et cinquante ans environ. À en juger par leur bonne mine, ils venaient de « l’extérieur », de la liberté, et leurs vêtements le confirmaient. Ils portaient des bonnets de fourrure ou de drap molletonné, des manteaux épais, des bottes ou des brodequins à lacets, le tout en excellent état. Ils étaient certainement familiarisés avec la présence des soldats allemands car ils riaient et plaisantaient sans être gênés par les S.S. de l’escorte. Au retour de la corvée, nous posâmes un instant la « Trage » chargée et j’eus le temps de me rendre compte que c’étaient des Russes « aryens ». Plusieurs se taquinaient en jouant des mains car ils s’impatientaient. L’alignement était déjà un peu oublié mais les S.S. débonnaires n’intervenaient pas. C’était vraisemblablement un « Zugang » privilégié. Nous montâmes avec notre Trage au premier étage où était notre salle.
— Après l’appel, le portier de la salle m’appela par mon nom et me dit de descendre au « Waschraum » (salle de douches). Dans la salle de douches je vis un codétenu qui me dit :
— Allons, au travail, vite. »
— À l’autre extrémité de la salle se trouvaient alignés et superposés des morts nus. Au fur et à mesure que nous les tirions pour les déposer sur les brancards, je reconnaissais les Russes qui avaient attendu devant l’entrée du Block. Ils portaient tous au niveau du cœur la trace d’une piqûre d’où partait parfois une fine traînée de sang coagulé. Beaucoup avaient les yeux ouverts et une expression d’hilarité sur leurs bonnes et larges faces. Ils étaient lourds mais souples comme ces hommes-pantins qui, après un numéro de cirque où on les plie, on les enroule et on les introduit dans une malle, se dressent et saluent les spectateurs. Devant le Block attendait le chariot aux hautes ridelles dans lequel, aidés par d’autres détenus, nous chargeâmes les cadavres. Avant le coucher du soleil, tous gisaient dans la salle du petit crématoire d’Auschwitz I, prêts à l’incinération. Deux ou trois heures après, je fus de nouveau appelé à descendre, mais cette fois-ci dans le cabinet médical. Là se trouvait un gradé S.S. occupé à examiner je ne sais quoi au microscope. Un autre S.S. tenait dans la main une seringue « Record » de 20 cm 3 et sur la petite table se trouvait un flacon. (Je sus par la suite que l’un des deux s’appelait Klehr.) Au milieu du cabinet, un tabouret. Un camarade plus ancien dans le service me dit ce que je devais faire. On amena un malade nu et on lui dit de s’asseoir sur le tabouret. Je devais me placer derrière son dos et lui relever les bras de façon à lui maintenir les avant-bras croisés devant les yeux. Le S.S. remplit la seringue de phénol, enfonça l’aiguille dans le thorax au niveau du cœur, aspira pour s’assurer que le sang venait, ce qui prouvait qu’elle était bien dans le cœur, et injecta le contenu de la seringue. Le malade fit entendre un râle et s’affaissa. Je devais l’empêcher de tomber, le saisir par le thorax et le soulever, le camarade le prenait par les cuisses et nous le portâmes en courant dans le Waschraum où nous devions le laisser tomber de haut sur le carrelage. Pour le premier malade, je me comportai d’une façon maladroite mais pour les suivants, mes gestes furent de plus en plus assurés.
— La même opération s’opéra vingt-cinq à trente fois. Les malades, pour la plupart, demandaient ce qu’on allait leur faire.
La réponse était prête, toujours la même, joviale : « Un vaccin. » « Très bien, puisqu’il le faut. » Ils mouraient
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