L'holocauste oublié, le massacre des tsiganes
germes pyogènes se développent avec rapidité et atteignent une haute virulence. On a vu des organes enflammés prendre des proportions monstrueuses jamais vues et qu’on ne reverra, espérons-le, jamais. Les poux avaient disparu grâce aux épouillages fréquents et à la diminution de la population des Blocks. La concurrence vitale avait aussi joué entre ces insectes et le sarcopte de la gale et donna la victoire à ce dernier. L’administration du camp s’attaqua à ce fléau et on distribua des bidons d’huile soufrée, spécialité très efficace appelée « Mitigal ». Les camarades et moi avons eu au moins deux fois la gale et chaque fois la guérison fut rapide avec le Mitigal.
— Mais bientôt le Mitigal devint rare ; n’en obtenaient que les privilégiés et quelques Pflegers. On eut donc recours à une autre méthode et le Block 22 fut aménagé en « infirmerie de la gale » sous la direction de notre camarade le médecin polonais Richard Skulski.
— Richard était un jeune homme affable, bon, patient, cultivé et aimait parler français. Il s’entretenait de préférence avec notre ami Jean B. gynécologue parisien. Skulski était de constitution chétive et aussi porteur d’une trachéotomie avec canule (croup dans l’enfance). Le Mitigal fut donc remplacé par un traitement par le soufre naissant. On se servait de pulvérisateurs à piston semblables à ceux qui servent à pulvériser les insecticides domestiques. On aspergeait d’abord tout le corps avec une solution d’hyposulfite de sodium, ensuite avec une solution d’acide tartrique. Le soufre naissant se déposait en poussière fine et agissait comme il pouvait. L’efficacité de la méthode était discutable car la poudre pénétrait difficilement dans les galeries du parasite. De plus, elle était collective et beaucoup de tsiganes, notamment les femmes, répugnaient à s’y soumettre.
— Cela donna naissance à un véritable trafic de Mitigal par les potentats et les privilégiés. Un jour, en fin d’après-midi, nous nous rendîmes chez Skulski. Il avait reçu une allocation de Mitigal et un groupe de Pflegers tsiganes, après avoir traité leurs malades, étaient en train de se traiter à leur tour. Ils étaient alignés debout sur la longue cheminée horizontale comme sur une scène et s’enduisaient du bienfaisant Mitigal en s’aidant mutuellement. Les corps, oints d’huile soufrée, paraissaient des statues de bronze sur lesquelles les cicatrices plus claires des gales antérieures se détachaient comme de grandes paillettes d’or.
— Les Blocks ne prenant jour que par les lucarnes du toit, les faisceaux de lumière, comme jaillis de projecteurs de music-hall, animaient ces statues qui semblaient exécuter une danse rythmée sur des rites païens. Mais le Mitigal disparut bientôt et on surprenait parfois des Pflegers et des potentats du camp portant furtivement de précieux flacons ayant contenu autrefois du parfum et remplis de cet or liquide, tant recherché.
— C’était un cadeau princier qu’on offrait à une belle tsigane. Et la belle, recevant d’un potentat un beau flacon de cristal taillé, eût été bien déçue si elle avait senti, en le débouchant, l’odeur de violette ou d’œillet du parfum Coty au lieu de l’odeur soufrée du Mitigal.
— Le mot Mitigal était plus employé que le mot pain ; il l’était même dans la bouche des enfants. Lorsqu’ils nous rencontraient dans le camp, ils quémandaient en allemand ou en tchèque :
— « Du Mitigal, monsieur le docteur. »
— Nous leur répondions que nous n’en avions pas mais ils ne nous croyaient pas. Et comment pouvaient-ils croire que le « Herr Doktor » lui-même ne pouvait pas en obtenir ? Beaucoup ignoraient encore que la hiérarchie du personnel des infirmeries était l’inverse de ce qu’on peut croire. Il est difficile à un esprit normal de concevoir qu’un jeune brancardier ou un garçon de laboratoire gifle un médecin ou un chirurgien pour un motif ou plutôt sous un prétexte futile (n’a pas mis un stéthoscope, un thermomètre ou la fiche médicale à sa place). Ainsi le docteur R., médecin âgé, installé dans le sud-ouest de la France et assez nouveau au camp, reçut une paire de gifles d’un jeune Stubendienst. Indigné, il dit au Stubendienst en polonais, qu’il se plaindrait au médecin en chef du Revier (c’était, à l’époque, le docteur D., médecin polonais). Cette
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