L'homme au ventre de plomb
imagination cavalcadante va aussitôt se déchaîner.
Nous avons vu ce qui arrivait lorsque je vous lâche les rênes.
Vous prenez le mors aux dents, vous vous emballez ; on part dans
toutes les directions et on ramasse des cadavres à tous les
coins de rue. Ah ! oui, beaucoup de sagacité et un cœur
certain à l'ouvrage, mais si je ne suis pas là pour
vous relancer sur la bonne voie... Je vous veux vierge de toute
suggestion, et recueillir votre première intuition. Il ne faut
pas troubler le flair des chiens courants !
Deux années
à travailler sous ses ordres avaient éclairé le
jugement de Nicolas sur un homme dont la mauvaise foi pouvait
atteindre des sommets. Seul, M. de Saujac, président au
Parlement, dont la réputation sur ce point était
devenue proverbiale, aurait pu lui en remontrer. Aussi ne se
laissait-il guère impressionner par des propos qu'un autre
aurait pu trouver blessants. Il connaissait bien la petite lueur
malicieuse qui naissait soudain dans l'Å“il de son chef et les
mouvements irrépressibles des muscles à droite de la
bouche. M. de Sartine ne croyait pas en ce qu'il disait ou, Ã
tout le moins, c'était une affectation bien à lui de
marquer ainsi l'autorité sur ses gens. Seuls les moins
perspicaces s'y laissaient prendre, mais il agissait avec tous de la
même manière. L'inspecteur Bourdeau, l'adjoint de
Nicolas, prétendait que c'était une façon de
tirer les fils de ses pantins pour vérifier leur fidélité
à son obéissance et leur acquiescement à ses
propos, si énormes fussent-ils. Plus surprenante était
sa propension à s'épancher en hargne et pétillement
avec ses proches, alors que la rumeur le présentait comme un
homme doux, secret et d'une exacte courtoisie.
L'attitude
présente de M. de Sartine dissimulait son embarras et masquait
son inquiétude. Qu'allaient-ils découvrir au terme de
leur traversée nocturne de Paris ? Vers quel drame se
dirigeaient-ils ? La comtesse de Ruissec paraissait si désespérée...
Quel que pût
être le spectacle que le destin avait choisi ce soir de leur
présenter, le jeune homme se promit de ne pas décevoir
son chef et d'être attentif à tout ce qui les attendait.
M. de Sartine s'était à nouveau muré dans un
silence morose. L'effort de la réflexion accusait les plis
d'un visage aigu d'où la jeunesse paraissait s'être
enfuie sans retour.
Ils s'arrêtèrent
devant le portail en demi-lune d'un petit hôtel particulier. Un
grand escalier de pierre ouvrait sur une cour pavée. M. de
Ruissec remit sa femme éperdue entre les mains d'une
chambrière. La comtesse tentait bien de protester et cherchait
à s'accrocher au bras de son mari ; il se dégagea avec
fermeté. Un vieux serviteur éclairait la scène
un flambeau à la main. Nicolas ne put se faire une idée
de la disposition des lieux, qui demeuraient plongés dans les
ténèbres. Il devinait à peine les ailes du
bâtiment principal.
Ils gravirent les
degrés dormant sur un vestibule dallé qui s'achevait
par un escalier. Le comte de Ruissec chancela et dut s'appuyer sur un
fauteuil de tapisserie. Nicolas l'examina. C'était un grand
homme sec, un peu voûté malgré son affectation Ã
se tenir droit. Une large cicatrice que l'émotion faisait
rougir creusait sa tempe gauche, souvenir probable d'un coup de
sabre. La bouche pincée se mordait l'intérieur des
lèvres. La croix de l'ordre de Saint-Michel suspendue Ã
un cordon noir renforçait encore l'austérité
d'un strict habit sombre sur lequel tranchait, seule note de couleur,
une commanderie de l'ordre de Saint-Louis accrochée Ã
une écharpe rouge feu qui pendait sur sa hanche gauche. L'épée
qu'il portait au côté n'était pas une arme de
parade, mais une lame solide en acier trempé. Le jeune homme
s'y connaissait et il se souvint que le comte escortait Madame
Adélaïde et aurait pu, le cas échéant,
avoir à la défendre. M. de Ruissec se redressa et fit
quelques pas. Vieille blessure ou douleur de l'âge, il
claudiquait et cherchait à dissimuler cette infirmité
par un rehaussement de tout le corps qui le jetait en avant Ã
chaque mouvement. Il considéra d'un air impatient son vieux
serviteur.
– Ne perdons
plus une minute. Conduis-nous à la chambre de mon
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