L'homme au ventre de plomb
indigeste.
– Pas Ã
ma façon.
– Et quelle
est ta façon ?
– Il est
vrai que la chair de ce poisson est grasse, chargée de parties
lentes et visqueuses. Aussi, après l'avoir proprement
dépouillée et troussée de sa peau, je
l'assaisonne d'épices et de sel et la fais griller un petit
moment avant de la mijoter dans la sauce où le vin parfait le
traitement. Ainsi, les parties rebelles à la bonne digestion
sont-elles dissoutes et le plat se fait plus léger. Avec un
sauté de mousserons qu'on vient tout juste de m'apporter de
Chaville et une bouteille de chez nous, la même avec laquelle
j'ai mouillé ma sauce, tu ne t'en plaindras pas. Je n'y ajoute
qu'un peu de beurre fraîchement manié, ce qui ne peut
qu'abonnir encore l'ensemble.
Les deux amis
décidèrent de faire confiance aux conseils avisés
de leur hôte. La bête qui leur fut servie dans une
terrine brûlante était monstrueuse. Pourtant, ses
tronçons savoureux demeuraient fermes tout en cédant
sous la dent. Pendant de longues minutes, ils s'y consacrèrent
en silence puis, la première voracité assouvie, Nicolas
raconta à Bourdeau le détail de son arrivée dans
l'atelier du fontenier.
– Selon
toute apparence, dit Bourdeau, le comte de Ruissec a voulu supprimer
un complice gênant et il paraît être tombé
lui-même dans un piège.
– Cela
signifierait que le comte est l'organisateur de l'assassinat de son
fils. Je ne parviens pas à imaginer cela, quelles que puissent
être les causes de leur dissension. Oubliez-vous les conditions
horribles du trépas du vicomte ?
– Mais vous
n'imaginiez pas non plus le frère trucider son aîné,
alors que la chose se pratique depuis la nuit des temps et que les
exemples abondent dans nos annales judiciaires.
Nicolas médita
la remarque de l'inspecteur.
– Au fait,
Bourdeau, vous souhaitiez me dire quelque chose l'autre soir, mais le
rhum embrumait quelque peu votre élocution.
– Je ne vois
pas...
– Mais si,
vous parliez d'une face... Vous avez répété le
mot plusieurs fois.
Bourdeau se frappa
la tête de la main.
– Mon Dieu,
j'avais complètement oublié ! Et pourtant le détail
a son importance. Je vous avais dit qu'on avait retrouvé le
cocher du ministre de Bavière. Vous sachant fort occupé,
j'ai pensé bien faire en l'interrogeant.
– Vous avez
eu raison. Et alors ?
– Il m'a
conté une histoire fort étrange. Lorsqu'il a conduit
son carrosse vers la berge de la Seine au pont de Sèvres pour
y soigner la patte d'un de ses chevaux, il a bien vu la scène
décrite par le laquais. Deux hommes qui plongeaient dans l'eau
un corps inanimé et leur affirmation selon laquelle il
s'agissait d'un de leurs amis ivre mort. Mais ce que n'avait pas
remarqué le laquais, et qui a frappé notre cocher,
c'est le visage de l'ivrogne. Il en frémit encore, le bougre !
Sa description correspond en tout point à celle que nous
aurions pu faire du visage du vicomte de Ruissec. Il tremble encore
au souvenir des joues avalées ! Pour ivre, il l'était
pardi. De plomb. Et mort, il l'était tout à fait.
– Savez-vous
que l'idée m'en était venue ? L'odeur des vêtements
mouillés, cette odeur pénétrante, c'était
bien celle de la rivière et de l'eau croupie de ses rives. Ils
ont voulu faire disparaître le corps dans le fleuve. Lesté
comme il l'était, il aurait coulé à pic. De quoi
satisfaire tous les poissons que vous évoquiez tout Ã
l'heure.
Bourdeau repoussa
brutalement son écuelle d'anguilles.
– J'ai
toujours pensé cela, grommela-t-il, de la pêche des
grandes villes.
– Mais,
reprit Nicolas qui poursuivait son idée, nos gaillards ont été
interrompus dans leur tâche, et l'un d'eux, le valet Lambert
sans doute, a élaboré ce plan diabolique de rapporter
le corps à l'hôtel de Ruissec. Lui, ou son complice.
– Le vidame
? fit Bourdeau.
– C'est une
possibilité, mais il y a d'autres candidats.
– VoilÃ
en tout cas qui éclaircit certains points et qui nous ouvre
des perspectives. J'ai fait mettre le cocher au secret. C'est un
témoin de premier ordre et il est dommage qu'il n'ait pas
mieux regardé les deux autres ribauds. Il est vrai qu'il
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