L'homme au ventre de plomb
m'est venue lorsque nous nous sommes livrés,
Bourdeau et moi, à une descente clandestine à Grenelle.
La crainte d'être découvert par un visiteur inattendu
m'a jeté dans cette armoire et m'a permis de comprendre ce qui
s'était réellement passé. Lambert, le valet,
déguisé avec les vêtements de son maître,
passe devant le majordome à moitié aveugle, monte Ã
l'étage, ferme la porte derrière lui, ouvre la fenêtre
à son complice. Tous deux montent le corps du vicomte par
l'échelle et organisent la mise en scène. Lambert se
cache dans l'armoire et apparaît lorsque nous avons, dans une
semi-pénombre, notre attention exclusivement retenue par le
cadavre. Le jeu était risqué, mais il valait la
chandelle.
– Et le
comte de Ruissec ? Quelle impression première vous a-t-il
produite lors de votre entretien initial ?
– Sa
réaction ne fut pas exactement celle que j'attendais. Il me
parut prendre bien rapidement son parti de l'autopsie du corps de son
fils, comme s'il était déjà persuadé
qu'elle n'aurait pas lieu. M. de Noblecourt m'ouvrit plus tard de
nouvelles perspectives sur la personnalité complexe du comte.
Son passé, sa dévotion affichée, sa réputation,
mais aussi sa place à la Cour auprès du dauphin et de
Madame Adélaïde, élargissaient en quelque sorte le
champ des possibles. J'appris aussi par notre ami l'existence d'un
fils cadet promis à la prêtrise, mais qui menait joyeuse
vie en dépensant sans compter. Pour achever avec la soirée
de Grenelle, au moment de partir, je reçus par le majordome un
pli dont tout laissait à penser qu'il émanait de Mme de
Ruissec et qui me donnait le lendemain rendez-vous dans la chapelle
de la Vierge du couvent des Carmes pour « une demande de
conseils ».
– Et là ,
comme d'habitude, vos témoins trépassent. Après
le fils, la mère, en attendant le père !
– Je n'y
suis pour rien, monsieur. Le meurtre indubitable de Mme de Ruissec
prouvait en tout cas la présence obsédante d'un
gaucher dans cette affaire. D'un gaucher réel ou d'un
gaucher souhaité . C'est ce que confirma le médecin
qui procéda aux premières constatations, le tout en
présence de M. de Beurquigny, l'un de vos commissaires. Je
décidai, comme vous le savez, de taire ce nouveau crime qui
pouvait passer décemment pour un accident. Aujourd'hui,
monsieur, je vous demanderai de bien vouloir entendre un homme qui a
perdu toutes les raisons de se taire. C'est un brave vétéran.
J'ai engagé ma parole qu'il ne sera pas poursuivi. On peut
seulement lui reprocher un silence qui se confondait avec la fidélité
à ses maîtres. Bourdeau, faites entrer Picard.
Bourdeau ouvrit la
porte du bureau du lieutenant général et fit un geste Ã
l'huissier qui invita le vieil homme à entrer. Il semblait
avoir encore vieilli et s'appuyait sur une canne. Nicolas le fit
asseoir.
– Monsieur
Picard, vous êtes un vieux soldat et un honnête homme.
Êtes-vous disposé à me répéter ce
que vous m'avez confié ?
– Oui,
monsieur.
– Le soir
des événements; une autre personne est-elle entrée
à l'hôtel de Ruissec avant le retour du vicomte ?
– Certes,
monsieur, et je vous l'avais caché. M. Gilles, je veux dire M.
le vidame, est venu alors que ses parents accompagnaient Madame Ã
la représentation de l'Opéra. Il avait rendez-vous avec
sa mère. Il est monté l'attendre dans l'appartement de
celle-ci.
– Il est
donc probable qu'elle l'a retrouvé à son arrivée
à l'hôtel ? Lorsque le comte a accompagné sa
femme à ses appartements, a-t-il vu son fils cadet ?
– Non pas,
monsieur. Le comte n'est pas monté et, de toute façon,
M. Gilles m'avait bien recommandé de taire sa présence
au général. Pour moi, il a dû se cacher dans le
cas où son père monterait.
– La
comtesse l'a-t-elle rejoint?
– Pas Ã
ma connaissance, monsieur. Lorsque nous avons gagné le premier
pour forcer la porte, elle aurait eu un malaise et n'aurait regagné
son appartement que beaucoup plus tard.
– Quelqu'un
aurait-il pu entendre la conversation entre la mère et le fils
?
– Que oui,
monsieur ! Il y a beaucoup de portes doubles, et l'arrière
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