L'homme au ventre de plomb
Les
indices abondaient. L'état de la blessure dont toutes les
apparences et caractéristiques correspondaient à un
coup de feu post mortem. Les mains du cadavre, ensuite. Vous
n'ignorez pas que celui qui tire un coup de pistolet, surtout d'un
lourd modèle de cavalerie comme ce fut le cas, reçoit
forcément des projections de poudre noire sur la main qui
presse la détente et même, quelquefois, sur le visage.
Or, celles du vicomte de Ruissec étaient propres et soignées.
Et cela sans parler de l'aspect effrayant du visage.
– Certes, et
je puis en témoigner, dit Sartine en s'ébrouant, comme
pour chasser une image obsédante.
– D'autres
éléments incompréhensibles n'allaient ni dans un
sens ni dans un autre, mais ajoutaient encore à l'incertitude
des conjectures. Ainsi, l'odeur d'eau croupie qu'exhalaient les
vêtements du mort, une matière poudreuse et charbonneuse
dont j'avais recueilli des fragments coincés sous ses bottes.
Mais ce qui fut déterminant, ce sont des éléments
adjacents. Il y avait un mot d'adieu écrit, notons-le, en
majuscules. Les positions de la lampe bouillotte sur le bureau, du
fauteuil, de la plume et de l'encrier, et même l'orientation du
papier laissé en l'état, tout me confirmait que la
personne qui avait écrit ces quelques mots était
gauchère.
– Mais
peut-être le vicomte de Ruissec l'était-il, vous n'en
saviez rien.
– En effet,
mais ce que je voyais, c'est que le coup de feu avait porté Ã
la base gauche du cou. Il était donc matériellement
malaisé, sinon impossible, pour un droitier de se blesser de
la sorte.
M. de Sartine.
S'agita.
– Je n'y
entends plus rien. Qui est gaucher et qui est droitier ?
– Je
poursuis, dit Nicolas. Un droitier ne peut se tirer une balle dans la
partie inférieure gauche de la tête, sauf contorsions
invraisemblables et au risque de se manquer. Or, il se trouve que je
découvris peu après, dans le cabinet de toilette, un
nécessaire en nacre et vermeil, soigneusement disposé Ã
main droite. La chose a été vérifiée par
la suite : le vicomte de Ruissec était bien droitier .
Cependant, une fois cette première certitude acquise, la
question demeurait : soit celui qui avait tiré l'avait fait
sans y prêter attention, soit il avait anticipé la
subtilité d'une enquête possible en faisant croire
que l'assassin ou celui qui voulait faire croire à la thèse
du suicide, étaient gauchers .
– Pourquoi
vouloir accréditer la thèse du suicide, si tant
d'éléments plaidaient en faveur d'un meurtre ?
– On
souhaitait peut-être attirer ainsi l'attention sur le fait
qu'il ne pouvait s'agir d'un suicide. A bon entendeur, salut. Tout
cela constituait un avertissement.
– Monsieur
le commissaire Le Floch nous dirige une fois de plus dans un de ces
labyrinthes dont lui seul connaît les détours ! soupira
Sartine.
– Je
constatai bien d'autres choses. Un valet en chaussons sortant,
prétendait-il, du lit, mais la cravate parfaitement enroulée
et nouée et qui ne manifestait aucune émotion devant le
cadavre. Vous le savez, vous étiez là , monsieur. Il
faisait tout, et même plus que le nécessaire, pour
accréditer la thèse du suicide du vicomte. Il en
rajoutait sur les dettes de jeu et la mélancolie de son
maître. Après votre départ, l'examen de la petite
bibliothèque du mort m'intrigua par la nature des titres
qu'elle contenait. Le chapeau du mort jeté à l'envers
sur le lit me choqua : vous connaissez la superstition...
On entendit dans
l'ombre le soupir amusé de Bourdeau.
– L'interrogatoire
de Picard, le majordome, confirma mes doutes. L'homme ne voyait plus
guère. Il n'avait pas vraiment distingué. le vicomte
lors de son retour. Il me le décrivit comme entiché
d'un valet qui exerçait sur lui une mauvaise influence. D'un
autre côté, il évoquait, lui aussi, l'état
d'inquiétude et la tristesse d'un homme rongé par un
grave souci. Enfin, dans le jardin de l'hôtel, je relevai des
traces et constatai la présence d'une échelle, sans
toutefois pouvoir relier tous ces éléments avec une
certitude assurée.
– Vous
n'aviez pas alors élucidé le mystère de cette
chambre close?
– Non,
monsieur. L'illumination
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