L'honneur de Sartine
m’en fait part et m’attend rue de Grenelle dès que possible pour m’apporter plus de détails. Voilà qui ne laisse pas d’ordonner aussitôt nos priorités et dessine notre plan de bataille. Allons, pas une minute à perdre !
Un fiacre de police les conduisit au plus vite chez Besenval. Nicolas en profita pour révéler à son ami le nouveau destin de Louis. Bourdeau hocha la tête en silence sans faire aucun commentaire. Dans la
cour de l’hôtel, un équipage s’apprêtait pour un départ imminent. Le même laquais hautain les accueillit, mais cette fois, avec la déférence que l’on concède, chez le domestique, aux habitués d’une maison. Le baron, en habit de cour, les attendait.
– Ah ! Monsieur le marquis et vous, monsieur Bourdeau, je suis fort aise de vous voir. Merci de votre diligence. Je craignais vous manquer, devant à l’improviste gagner Versailles où la reine me demande.
– Je m’en veux, monsieur, de prendre ainsi sur votre temps. Je crois comprendre que l’événement dont vous m’avez parlé a suscité votre curiosité.
– Il y a du nouveau dans nos affaires de vases. J’ai jugé pour extraordinaire qu’on vienne, avant-hier soir, me proposer une pièce dont on s’est refusé à me fournir l’origine. Dans ces conditions, après y avoir mûrement réfléchi, j’ai décidé de vous informer de la chose.
– Nous vous écoutons avec la plus grande attention.
– Avant-hier soir, donc…
– Puis-je vous demander de préciser l’heure ?
– Disons vers les huit heures. Je quittais mon hôtel pour l’Opéra afin d’assister au dernier acte. Le moment était mal choisi pour me déranger. Ma passion de collectionneur l’a emporté et j’ai reçu l’intrus.
– Le connaissiez-vous ?
– Point. C’est un grand vieillard que je vis venir à moi, courbé, boitillant, maquillé à l’excès, tout drapé de noir, chapeau enfoncé, perruque à l’ancienne aux rouleaux défaits lui flottant au visage. Rien de nature à rappeler à mon souvenir le moindre précédent. D’une voix chuintante, l’inconnu m’a dit avoir
appris par la rumeur des boutiquiers que je m’intéressais aux porcelaines de Chine. Il a alors sorti de sa manche, enveloppé dans de hideux chiffons, un vase céladon, splendide, que dans un premier regard j’ai cru être celui qui m’avait été montré lors du souper chez Ravillois. Cependant un examen moins sommaire m’a convaincu du contraire. Le décor de bambous était identique, mais le style de la monture de bronze était différent.
– L’œil du collectionneur !
– Oui, c’est en contemplant avec soin qu’on apprend beaucoup et peu à peu la connaissance s’affine. Et comme, dans la plupart des cas, on ne peut séparer une porcelaine de sa monture sans la briser, ce ne pouvait être le même céladon.
– Et qu’avez-vous répondu à la proposition ?
– Ma foi, que je devais réfléchir, car la somme exigée était considérable et sans commune mesure avec les prix habituels. J’ai peu apprécié son insistance. Eh quoi ! Que venait faire cette ardeur excessive dans ce qui aurait dû n’être qu’un débat d’affaires honnête ? Pour en rajouter, il m’a assuré pouvoir me procurer son pendant, ce qu’il n’avait pas indiqué au début, assuré sans doute qu’en crédulité je donnerais dans le panneau. Je lui ai alors demandé s’il agissait bien en tant qu’intermédiaire. Ce qu’il m’a certifié, indiquant que son mandant, personne de qualité, souhaitait se défaire de ces objets dans la discrétion et le silence. L’argumentation avait bon dos, je n’en crus pas un mot. D’autant plus que… Enfin, ce fut une impression fugace…
– Que voulez-vous dire ?
– Il m’est apparu étrange qu’un vieillard égrotant laisse paraître sous son infâme manteau, au demeurant fort incongru par les chaleurs que nous subis
sons, d’élégantes et fines bottes de cavalier ! Ce soupçon se fonde-t-il sur la pointe d’une aiguille ? Je ne le crois pas. À ce point de doute, l’idée m’a effleuré de faire saisir l’homme par mes gens. Puis j’ai songé à ce que je vous avais promis. Il était plus opportun de vous faire mander et vous prévenir de cet événement intrigant. La chose m’a trotté dans la tête et m’a convaincu de vous adresser un message au Châtelet. Sur ce, messieurs, je dois prendre la route. Comptez sur moi, monsieur le marquis, pour témoigner auprès de
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