L'honneur de Sartine
déchiffrait pour la seconde fois le glaçaient. Il se revit enfant, l’hiver, dans un marais de Brière alors que la glace trop nouvelle avait cédé sous ses pas. Il s’était enfoncé dans l’eau jusqu’à mi-corps. Le froid comme une lame lui avait coupé la respiration. Une souffrance longtemps éprouvée depuis l’enfance resurgissait plus ardente que jamais. Tout ce qu’il enfermait au
plus profond de lui-même depuis son entrevue avec Madame Louise le ressaisissait à vif. Oui, c’était bien l’écriture lâchée et rapide du marquis de Ranreuil, son père. Aucun doute, aucune échappatoire. Ces phrases qu’à nouveau il relisait évoquaient un événement particulier et dressaient procès-verbal de la fin d’un drame qu’il pouvait deviner. Tout ce que la vie avait fait de lui ne le laissait pas insensible au tragique de ces quelques mots écrits à la hâte. Le tutoiement final le toucha, venant d’un homme si tenu et si peu soucieux de manifester ses émotions. Sur le coup il en oublia qu’il venait d’échapper à la camarde. Une nouvelle fois elle l’avait manqué, mais cela avait tenu à si peu de choses, un obscur assemblage de verre, de soie et de métal, pour que le fil qui le rattachait à l’existence fût définitivement tranché.
Dans sa détresse il s’émerveilla de la succession des hasards et des voies de la Providence. Tant d’événements, petits ou grands, et jusqu’à la proposition de Bourdeau, avaient été indispensables pour qu’il fût exact au rendez-vous avec la mort rue Scipion. Il ressentit une main lui serrer le cœur. Tout ce qu’il avait tenté de se dissimuler, ce que signifiait la remise – testamentaire ? – du petit reliquaire par Madame Louise, lui revenait en pleine face. Une vérité éclatante de brutalité s’imposait. Le mystère de sa naissance était-il levé ? Si les mots avaient un sens, cette Gabrielle était sa mère. Ces détails et cette promesse pleins de mystères ramenaient à cet enfançon déposé sur le granit pleurant ses larmes d’humidité d’un gisant. Dans la collégiale de Guérande, un abîme s’était ouvert l’entraînant dans un destin qui avait failli s’achever dans la fange de cette ruelle. Des cendres froides avaient présidé à son
entrée dans la vie. En restait-il marqué ? Si ce qu’il pressentait était vrai, par deux fois sa mère lui avait donné le jour. Qui donc était cette Gabrielle ? Était-elle encore de ce monde ?
Intrigués, Rodollet et Bourdeau respectaient sa méditation, incertains sur les raisons qui la prolongeaient. Quand enfin il se retourna vers eux, ils le découvrirent changé. Il remercia gravement l’écrivain public, lui demandant ce qu’il lui devait pour ses bons offices, ce qu’aussitôt Rodollet déclina. Sous la protection de Bourdeau, le pistolet à la main, ils s’engagèrent dans la ruelle. Au passage, l’inspecteur poussa du pied la porte cochère demeurée entrouverte d’où avait surgi l’agresseur. Elle donnait sur une petite cour verte d’humidité, puis sur un passage qui retrouvait après maints détours les dépendances du cloître Saint-Marcel. Ils rebroussèrent chemin pour regagner leur fiacre. À son habitude Nicolas se rencogna, plongé dans un mutisme que l’inspecteur, inquiet, respecta.
– Où allons-nous ? finit par demander Bourdeau.
– Au Châtelet. Peut-être y trouverons-nous quelque distrayante nouvelle ?
– Tu me parais bien sombre. Souffres-tu ?
– Ce n’est pas le corps… Je songe à la crise de la Paulet et à ce qu’elle avait proféré.
– Enfin, tu ne crois tout de même pas…
– Ne t’y trompe pas. Les mots, les phrases et les images évoquées, peuvent te sembler incohérents, mais rencontrent chez moi de très personnels échos.
– Au vrai, ce sont des coïncidences comme il s’en produit tant.
– Tu sais que je ne crois pas aux coïncidences. Une fois, peut-être. Deux fois, c’est autre chose.
– Il y a des hasards ; le monde n’est qu’un désordre que seule la raison peut maîtriser.
– Il n’y a point de hasard dans un monde régi par la Providence.
– Tu ne m’empaumeras point sur cette créance-là. Les événements surviennent à l’aventure, des faits incertains, des papillons qui se posent…
– Et pourtant…, soupira Nicolas pour lui-même. Il ne sait pas ce qu’il dit.
Voyant Nicolas replongé dans un silence habité, Bourdeau ne poursuivit pas. Un souffle
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