L'honneur de Sartine
Majesté au grand lever ?
– Je le permets et je le veux. Qu’il fasse aussi sa cour à la reine et… à Provence.
Quand il quitta la chambre du roi, les petites entrées commençaient à se rassembler. Perdu dans ses pensées, il fut saisi, crocheté presque, par un petit vieillard maquillé à l’excès.
– Alors, mon ami, rêve-t-on ainsi quand on a l’extrême privilège de voir le roi en son particulier ? C’est là redoubler la faveur ! Ne murmure-t-on pas dans la galerie que le petit Ranreuil, pas vous, votre fils, va quitter ce pays-ci pour une lieutenance, mazette, aux Grenadiers de Monsieur ?
– Je vois, monsieur le maréchal, que vous précédez toujours la nouvelle.
– C’est ainsi avec les vieilles machines. On les confond avec les meubles depuis le temps qu’elles sont là. On ne leur prête plus d’attention. On les
croit sourds comme les automates de M. de Vaucanson, mais elles bénéficient de ressorts cachés. Et, peste, que vous a dit le roi ?
Pour directe que fût la question, elle demandait une réponse.
– Je viens de lui faire mes remerciements pour la lieutenance de mon fils Louis.
– Je perds un page, mais votre famille gagne ce qui lui revient de naissance. Votre père en eût été heureux.
– Question pour question, monsieur le maréchal. En confidence, qu’en est-il du marquis de Poyanne, colonel pour Monsieur de ce régiment ? Je ne le connais guère, ne l’ayant entrevu qu’à la chandeleur dernière lors de la cérémonie de l’ordre du Saint-Esprit.
– Poyanne ? C’est un Gascon et c’est tout dire ! Il a d’ailleurs servi sous mes ordres en Allemagne. Avec votre père, qui plus est. L’animal venait de concourir à la conquête du Hanovre. Ah, belle carrière, certes ! L’homme est courageux et a été continûment employé. Nous faisions partie de la petite bande autour de la Pompadour. Reste, de vous à moi, que je suis d’accord avec d’Argenson qui le réputait médiocre et insolent comme un laquais. Je l’ai toujours jugé suffisant, téméraire et impérieux avec ses gens. Aujourd’hui il est bien affaissé et malade, quoique…
Le duc de Richelieu redressa la tête d’un air vainqueur.
– … quoique mon cadet de vingt-deux ans ! Rassurez-vous, il n’est jamais à Saumur. Quant à votre fils, j’en suis assuré, il s’imposera sur-le-champ et même…
Il ricana à cette idée.
– … et même sur la carrière ; c’est un cavalier émérite. Son maître de manège m’a conté sur lui un de ces faits remarquables, que généralement les pères ignorent, mais qui fondent une réputation. Au cours d’une cavalcade d’exercice, on l’a vu au grand galop aborder un taillis presque en futaie, arrivant à bride abattue vers un chêne dont la branche la plus basse allait le couper en deux…
Nicolas frémissait à ce récit.
– … Il s’est aussitôt décidé, le bougre ! Il a déchaussé les étriers, empoigné la branche, laissé courir son cheval et sauté à terre de la hauteur de près de cinq pieds, le tout en un éclair. Là, il a battu galamment un entrechat à huit , car il est aussi bon danseur qu’écuyer !
– Ces compliments venant de vous, monsieur le maréchal, m’emplissent de…
Soudain ému, le vieillard lui tapota l’épaule du pommeau de sa canne.
– Point, point.
– Et quelles nouvelles à la cour ?
– M. de Maurepas est remis de sa goutte… en attendant la suivante. Pour le reste, tout est à l’ordinaire. Le roi est peu disert, surtout avec moi qu’il tient pour moins qu’une bûche. Il a l’âme froide et juste et avoue n’aimer que la chasse, encore qu’il l’interrompe parfois pour assister au conseil.
Il parut méditer un instant.
– Pourtant, dans cette famille, c’est sans doute lui le meilleur. La grande nouvelle c’est le schisme survenu entre les dames. Mme de Balbi la très proche, trop proche si vous m’en croyez, amie de Madame, comtesse de Provence, vient d’obtenir en survivance la charge très convoitée de dame d’atours, sans que la titulaire Mme de Lesparre en soit avertie. Ce man
quement aux usages a déclenché un scandale murmurateur et cette dernière qui tient aux Noailles a présenté sa démission ! Madame, cette ivrognesse velue, ne voit-elle pas qu’elle est empaumée par sa suivante…
Il reprenait d’un coup ce ton de gouaille populaire qu’on affectionnait sous le régent d’Orléans.
– Et que ses
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