L'honneur de Sartine
son renouveau dans les circonstances particulières de leurs existences.
Le silence était presque total. On entendait de loin en loin quelques aboiements, les cris de coqs saluant l’aube et le galop assourdi d’un cavalier. Des nuées de brume humide montaient du sol et brouillaient la perspective du château, dispersées çà et là par les rayons rasants du soleil. Soudain il ne vit plus rien. Les vapeurs s’abattirent les unes sur les autres comme des rideaux de scène. Puis, au fond de l’avenue, le château réapparut tout en semblant s’éloigner et se fondre à l’horizon au fur et à mesure que le marcheur avançait. Les ailes et la chapelle furent englouties, la demeure royale réduite à ses origines. De nouveau Nicolas fut environné de ces volutes inquiétantes. Il en éprouva une angoisse si forte que, le cœur oppressé, il dut s’arrêter un instant pour reprendre son souffle. Était-ce la suite de son malaise faubourg Saint-Marcel ou d’une trop grande fatigue ? Sa jeunesse s’enfuyait-elle déjà ? Enfin la lumière gagna le combat, l’ordre de la nature fut rétabli et le palais soudain très proche resplendit dans ses ors et ses vitres et s’imposa, immense et comme redoutable.
Nicolas franchit le poste de garde et pénétra dans la seconde cour, le Louvre. À l’entrée du salon de l’Œil-de-bœuf, le suisse immuable s’agitait derrière son paravent préparant sur un petit fourneau quelque innommable fricot. Il sortit pour barrer la route à l’intrus et, le reconnaissant, salua Nicolas. Celui-ci frémit en pensant aux risques du feu. C’était un souci permanent, chacun s’efforçant, l’hiver, de pallier la rigueur des grands froids en dévoyant les
conduits ou en installant des poêles à la prussienne. La mode était depuis peu à un modèle métallique, invention de Franklin, ambassadeur des Insurgents , pourvu d’un modérateur de fumée. Dans la salle du conseil, Thierry de Ville d’Avray, premier valet de chambre, semblait attendre.
– Merveille ! dit-il. Au moment où je songeais à vous, vous paraissez.
– Ce n’est pas un matin comme les autres, répondit Nicolas, sibyllin.
– Vous êtes le premier des petites entrées. Je savais bien que vous viendriez, mais pas aussi vite. Vous avez donc bien reçu l’avis que Sa Majesté souhaitait vous entretenir. Le roi est fort matinal aujourd’hui.
Le valet de chambre avait paru à la porte de la chambre royale. Thierry lui dit quelques mots. Il disparut puis revint, s’inclina devant Nicolas, lui ouvrit un battant de la porte et s’effaça. Les souvenirs affluèrent, si présents encore. Dans cette même pièce il avait vu mourir Louis XV dans les bras de M. de La Borde. On y avait juste ajouté un beau meuble neuf. Le roi couchait dans l’alcôve alors que son prédécesseur avait passé dans un petit lit rouge au milieu de la pièce. Il était debout, lui tournant le dos, en robe de chambre et mules, les cheveux dénoués ; il se retourna et sourit en voyant Nicolas. Sa taille, qui en faisait l’homme le plus grand de sa cour, le saisit à nouveau. Pourtant une certaine tendance bonasse altérait une majesté qui aurait dû en imposer. Il fut frappé par la jeunesse de ce colosse.
– Ah ! Le petit Ranreuil… Je suis bien aise de vous voir.
Il s’assit lourdement au bord de son lit et invita son visiteur à prendre une chaise toute proche. On
entendait les grandes tentures qu’on descendait devant les croisées et qui prenaient le vent comme des voiles qui faseyent. Par grosse chaleur, elles étaient en permanence arrosées et procuraient une agréable fraîcheur à l’intérieur des appartements royaux. Le roi souriait benoîtement.
– Il fait bien chaud ! La chasse sera difficile. Le gibier recherche de l’ombre.
– Ou les mares.
– C’est vrai pour le tir au vol ; vous savez comme je l’aime.
– Oui, Sire. Je fus présenté à Votre Majesté lors d’un tirer du roi par son aïeul.
– C’est vrai, c’est vrai…
Comme toujours les débuts de conversation s’avéraient malaisés, le roi peinant à aborder le point utile de son propos.
– Êtes-vous sujet ou citoyen ? demanda-t-il soudain.
– Je suis votre serviteur, Sire.
– Oui, j’entends bien. Pourtant je lis parfois ce mot de citoyen. Que vous inspire-t-il ?
– Sous l’Empire romain, chacun se voulait citoyen. Seule pourtant la parole de l’empereur l’emportait.
Louis XVI parut
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