L'honneur de Sartine
Elle ressemblait moins à une décoction animale qu’à l’eau servant à nettoyer les marmites ! Les
jours maigres, la viande est supprimée et un rien de beurre, rance comme du vieux lard, y est substitué. Qu’on ne s’étonne donc pas que des révoltes y éclatent, qui se soldèrent en 1771 par une vingtaine de morts.
– Nous y voilà exactement. Sa Majesté entend qu’à la lumière de votre expérience vous lui présentiez un rapport suggérant les réformes nécessaires. Mais de celles-ci découle un autre point qui m’est cher.
Le ministre croisa les mains, ferma les yeux, médita un moment avant de reprendre son propos.
– Que vous inspire, monsieur, l’usage de la question ?
– Que c’est une curieuse manière de questionner les hommes et, pour reprendre les mots de M. de Voltaire, qu’elle apparaît comme un moyen excellent de sauver un coupable robuste et de perdre un innocent trop faible .
Cette réponse péremptoire fit sourire d’aise M. Necker qui dodelinait de la tête, l’air béat.
– Voilà qui est parfait.
– Reste, monsieur, qu’il ne faut pas confondre le problème de la question préparatoire avec celle de la question préalable. La première participe de l’instruction dans l’espoir de voir le suspect confesser ses crimes. La seconde s’applique uniquement aux condamnés à mort. Fréquentant depuis longtemps le Grand Châtelet, je puis et je tiens à vous dire que la première y est tombée en désuétude depuis longtemps déjà. Mais sur ce sujet, je ne puis que vous conseiller d’entendre M. Sanson, exécuteur des hautes œuvres de la vicomté et prévôté de Paris, dont les idées recoupent d’ailleurs vos vues.
– Fi ! Le vilain. Je m’en garderai bien, jeta le ministre avec un recul de tout son corps.
– Monsieur, c’est au nom du roi qu’il remplit son office. Vous seriez surpris de l’intelligence, de la douceur emplie d’humanité et des connaissances d’un homme que vous ne devineriez pas s’il vous arrivait de le croiser dans la rue.
– Vraiment, monsieur le marquis, vous en parlez comme d’un ami !
– C’est un ami dont je m’honore. Un homme qui, jeté par sa naissance dans le plus terrible des offices, recherche sans relâche les secrets du corps humain pour mieux en user et faire souffrir moins.
– Participez-vous à ces horribles expériences d’ouvertures des corps ?
– Mes fonctions m’y obligent.
– Mais… Dans quel état sont les cadavres ?
– C’est selon. Les conditions du décès et la saison gouvernent la corruption des corps.
– D’après vous, des corps peuvent-ils être conservés ? Préservés de cette épouvantable… décomposition ?
Nicolas nota l’espèce de tremblement qui agitait le ministre.
– Sans doute, par le froid et par le sel. Ou encore momifiés à la manière des anciens Égyptiens, ou embaumés comme pour nos rois. L’alcool également conserve les pièces anatomiques des cabinets de curiosités.
– Nous verrons, dit Necker avec un mouvement d’horreur réprimée, il faudra plus pour m’en convaincre.
Commentait-il les relations de Nicolas avec Sanson ou les précisions sur les cadavres 23 ?
– Ainsi nous attendrons votre rapport.
Suivit un long développement hors de propos sur le déficit de l’État et les mesures d’économie qui s’imposaient. Le tout tenait du prêche, sans nerf et sans chaleur, avec des périodes trop arrondies. L’homme parut à Nicolas assez banquier pour régir le tout-venant des finances, mais peut-être trop pour répondre à une ambition plus vaste. Il évoquait la vieille administration du royaume en étranger peu au fait de ses délicats rouages. Le flux des paroles se tarit soudain et Nicolas pensa qu’on allait lui donner congé, quand Necker souleva son grand corps et alla considérer à travers la croisée la cour du contrôle général. Il tambourinait d’une main le carreau. Cela dura un long moment et intrigua Nicolas.
– Il m’est revenu, reprit-il en se retournant, que vous enquêtez pour l’heure sur la mort… Comment dire ? Douteuse, c’est cela ? Le terme vous convient-il ? De M. de Chamberlin, contrôleur général de la Marine ?
Nicolas ne pouvait qu’acquiescer.
– Avez-vous découvert des documents chez lui ?
– La pratique veut, en effet, que les papiers de certains officiers ayant eu à traiter des affaires du royaume soient recueillis pour devenir archives de
Weitere Kostenlose Bücher