L'Hôtel Saint-Pol
le cabaret. Jacquemin retomba sur son escabeau. Les quatre spadassins avisèrent une table voisine à laquelle deux hommes de mauvaise mine avaient pris place.
– Holà ! grogna Ocquetonville, qu’on déloge, manants, et qu’on nous cède la table !
Des deux hommes, l’un pâlit et porta la main au manche d’un poignard passé à sa ceinture. Mais l’autre lui saisit le bras, le força à se lever, jeta une pièce sur la table, et dit froidement :
– C’est juste, des manants comme nous doivent céder la place à vos seigneuries. Allons, camarade, assez bu pour ce soir. En route !
Si le chevalier de Passavant, à qui songeait Gringonneur, se fût trouvé là, il eût reconnu, dans l’homme qui venait de parler, l’Écorcheur de la forêt de Vincennes, à qui il avait fait don à la fois de la vie et de la liberté.
Les deux hommes sortirent.
Dehors, il faisait nuit noire. La rue était déserte. À peine si de loin en loin les lumières de quelque taverne rayaient la chaussée d’une bande de pâle lumière.
Ils traversèrent la rue, et, avec l’agilité de bêtes nocturnes, escaladèrent le mur de clôture du logis Passavant. Nul ne les avait vus. Les eût-on vus que nul ne se fût avisé de leur demander compte de cette escalade.
Abandonné, ruiné, l’hôtel Passavant avait mauvaise réputation dans le quartier et passait pour être devenu un repaire de truands ou d’écorcheurs, ou de spectres, ou de sorciers, d’on ne savait quoi enfin qui sentait la corde, le soufre, le fagot…
Quant aux quatre spadassins, ils avaient à grands cris demandé du vin, et toute l’armée de Thibaud Le Poingre s’empressait à servir ces clients d’importance. Les quatre se mirent à boire coup sur coup : ils avaient besoin de s’exciter.
Le moment de l’attaque approchait : il était dix heures, on les attendait à onze à la grande porte de l’Hôtel Saint-Pol.
Ils demandaient donc au vin la générosité nécessaire pour octroyer à un vieillard et à une femme bonne mesure de coups de dague. Du moins, ils croyaient lui demander cela. En réalité, ils lui demandaient encore et surtout l’oubli…
L’oubli de la voix qui, du fond de la nuit, leur avait crié : Ocquetonville, Guines, Scas, Courteheuse, tu mourras de ma main !… C’était sa voix ! C’était la voix de Passavant !
Ils riaient aux éclats, mais leurs yeux ne riaient plus. Leurs yeux se disaient : C’était sa voix !… Ils parlaient haut, injuriaient les valets, pinçaient les servantes, mais leurs yeux chargés d’inquiétude et de soupçon étaient aux aguets…
– Par la jupe de Juno ! gronda Gringonneur en se levant, je crois qu’il est temps de monter chez le jeune lion de là-haut…
– Bah ! fit à ce moment Ocquetonville dans un éclat de rire strident, n’y pensons plus : Passavant est mort !…
Pour cette fois encore, Jacquemin Gringonneur se rassit. Il était très pâle… Sourdement, il se répéta :
– Passavant est mort !…
– Le pauvre diable boit de l’eau, reprit Courteheuse. Les truands ne l’ont-ils pas jeté à la Seine ?
– Après l’avoir dagué proprement, ajouta Guines.
– Puisque Passavant boit de l’eau, dit Scas, je veux boire sa part de vin ; j’ai soif, rien qu’à l’idée de le savoir au fin fond du fleuve.
Gringonneur passa une de ses mains sur son front. Il était dégrisé. Il se pencha vers la table voisine.
– Messeigneurs, dit-il en tremblant, ne dites-vous pas que le chevalier de Passavant est mort ?
– Mort et enterré, dit Guines. Oui, mon digne barbouilleur de cartes.
– Enterré ! grogna Scas, c’est faux. La vérité avant tout. Passavant est dans l’eau.
– Quoi ! fit avec effort Gringonneur, en êtes-vous bien sûrs, mes gentilshommes ?
– À telles enseignes, dit Ocquetonville avec un clignement des yeux, que nous avons vu ce pauvre chevalier tout percé de coups. Nous avons voulu le ranimer… mais il était trop tard.
– Trop tard, maître Gringonneur ! dit Guines.
– Et les mêmes truands qui l’avaient lardé l’ont jeté ensuite à la Seine, ajouta Courteheuse. C’est dommage, c’était un brave. À la santé de Passavant !… Buvez donc, messire Gringonneur !
Les quatre spadassins vidèrent leurs gobelets. Gringonneur, machinalement, les imita. La tête lui tournait, et, cette fois, ce n’était plus sous l’influence du vin. Il comprenait que, par sa faute, Odette de Champdivers
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