L'Hôtel Saint-Pol
votre amante ?…
Un soupir terrible gonfla la poitrine de Jean sans Peur. Son regard se fixa sur Marguerite, et soudain, les afflux de meurtre battirent à ses tempes. Il dégaina. Sans un mot, il abattit sa main gauche sur la nuque de sa femme, et leva la main droite. Le poignard traça dans l’air une vague lueur grasse. Marguerite ne fit pas un mouvement. De sa même voix intrépide, elle prononça :
– Hâtez-vous, tuez avant que le duc de Bourgogne, déjà prévenu de ma mort, n’ait le temps de me venger !
Le poignard ne retomba pas.
Jean sans Peur recula. Il râlait : « Le duc déjà prévenu !… » Il comprit qu’il était dans la main puissante de la fatalité, qu’un inextricable filet avait été tendu autour de lui… Il recula dans le vertige de l’épouvante, et murmura :
– Je suis perdu !
– Asseyez-vous, monseigneur, dit Marguerite de Hainaut. Nous avons à nous examiner, à nous expliquer, à nous comprendre peut-être. Ce sera vite fait. En ce moment même, un homme à moi, sûr, fidèle, impavide, incorruptible, attend quelque part dans Dijon. Si je ne meurs pas, il reste. Si je suis tuée, il part à franc étrier porter au duc de Bourgogne une dépêche de moi…
Nevers écoutait, hagard. Parfois, d’un geste machinal, il s’essuyait le front.
– Dans cette dépêche, continua Marguerite, j’explique à votre noble père que je meurs assassinée par vous, que vous devez ensuite le tuer lui-même. Que pendant ce temps, ma royale cousine Isabeau doit mettre à mort le roi de France. Que sur ce triple meurtre vous avez tous deux, elle et vous, bâti vos rêves d’amour et de grandeur.
Rendons en passant cette justice à Jean sans Peur : il dédaigna de nier. Et comment l’eût-il pu ? En réalité, la stupeur l’écrasait. Il eut le vertige. Il répéta :
– Je suis perdu…
– Donc, dit Marguerite, vous devez me tuer, vous devez aussi devenir parricide. Ambitieux sans valeur, amant sans courage, c’est aux crimes les plus lâches que vous demandez la satisfaction de votre double appétit. Tuez votre père d’abord, et alors, j’ameute, moi, la noblesse de Bourgogne et de France, je vous fais couper le poignet droit, arracher la langue, et tirer ensuite vos membres à quatre chevaux. Ou bien, c’est moi que vous tuez la première. Et le duc de Bourgogne prévenu accourt ici, vous arrête de ses propres mains et vous livre au bourreau. Seigneur de Nevers, vous avez mal combiné votre forfait : il fallait nous tuer tous deux, votre père et moi, ensemble, dans la même minute…
– Je suis perdu, répéta pour la troisième fois Jean sans Peur.
– Vous êtes sauvé, dit Marguerite.
Il leva péniblement les yeux, la vit sans colère, et joignit ses mains homicides dans un geste de silencieuse, ardente et tragique supplication. Elle secoua la tête.
– Regardez-moi, dit-elle non sans une sorte d’amère douceur. Regardez-moi bien, Nevers. Moins belle peut-être que ma cousine de France, demandez-vous si pourtant je suis tellement disgraciée de la nature que je ne puisse être aimée, moi aussi !
Elle était belle à ce moment. D’une autre beauté qu’Isabeau de Bavière, mais plus noble aussi.
– Oui, oui, balbutia Jean sans Peur, vous êtes digne d’être aimée… je ne vous ai jamais vue ainsi… je vous vois pour la première fois…
Il était sincère.
– Vous êtes sauvé, reprit Marguerite. Supposez-moi morte. Supposez Bourgogne mort. Et mort aussi le roi de France. Quel fonds pouvez-vous faire sur une fille folle de son corps qui, quand elle sera lasse de vous, empereur ou roi, vous poignardera elle-même dans cette couche royale où elle appellera quelque valet d’écurie pour vous remplacer ! Même si cela n’était pas, songez aux ennemis mortels de votre maison. Pensez-vous qu’Orléans et Berry vous eussent, sans combat, livré la couronne ? Pensez-vous qu’ils n’eussent pas découvert le crime, et ne vous eussent pas déclaré hors la loi, hors l’humanité, jetant l’horreur sur deux pays et levant contre vous le monde entier depuis le plus haut seigneur jusqu’au dernier manant ?… Jean de Nevers, vous êtes jeune. Vous pouvez vous refaire une existence glorieuse. Je vous y aiderai. Le voulez-vous ? Voulez-vous que soit effacé ce rêve de sang ? Voulez-vous que je sois pour vous le guide fidèle, l’épouse enfin dont la gloire est faite toute de la gloire de son mari ?…
Nevers se leva.
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