L'Hôtel Saint-Pol
hautaine fierté que nous avons signalée quand nous l’avons vue à Dijon. Mais sa tristesse s’était accentuée. Les cheveux étaient devenus gris bien avant l’âge… Le rêve de Marguerite ne s’était jamais accompli : jamais elle n’avait conquis l’âme de son mari, jamais elle n’était devenue la compagne des pensées, de l’esprit et du cœur.
Elle menait une existence effacée. Pourtant, parfois, lorsque le duc courait quelque danger terrible, elle intervenait pour le sauver.
– Vous ! Madame, s’écria Jean sans Peur. Eh bien, vous avez entendu ? Il s’agit de remédier à la misère du peuple ! Voilà qui doit vous être agréable, je pense ?
– Irez-vous à ce conseil ? demanda Marguerite. Ou plutôt comment irez-vous ?…
– Je vous entends, gronda le féodal. Mais par la Croix-Dieu, cette fois, vous n’empêcherez pas ce qui doit être ! J’irai, continua Jean sans Peur dont les éclats de voix emplirent alors la salle. J’irai, par Notre-Dame ! Mais j’irai à la tête de cinq cents cavaliers et de six mille hommes de guerre ! On verra qui doit trembler ! On verra qui, d’Orléans ou de Bourgogne, est maître de Paris !…
Et dans un accès de fureur, livrant le fond de sa pensée, il cria :
– Après-demain soir, Madame, Jean sans Peur, duc de Bourgogne, couchera dans le palais des rois à Hôtel Saint-Pol !…
La duchesse Marguerite baissa la tête, devint très pâle, et murmura :
– Je sais que tôt ou tard la guerre doit éclater entre Orléans et vous. J’espérais pouvoir encore éviter au roi, à Valentine de Milan, à Paris et à vous-même bien des angoisses et des malheurs. Mais les ordres que vous avez donnés tout à l’heure et l’état d’esprit où je vous vois ne me laissent plus d’autre ressource que la prière et l’espoir en Dieu. Je me retire. Adieu, monseigneur.
– Oui, oui. Allez, madame. Allez prier pour votre amie Valentine et son noble époux. Allez !
– Je vais prier pour vous, dit Marguerite avec dignité. Je prierai pour que votre vie soit conservée. Je prierai aussi pour que vous ne fassiez rien qui vous mette en fâcheuse posture devant l’Histoire.
Lentement, Marguerite de Hainaut s’éloigna, et disparut derrière la tenture.
– L’Histoire ! gronda alors Jean sans Peur. Qui est-ce, l’Histoire ? Quelques misérables scribes comme ce Froissard ou ce Juvénal des Ursins. Qu’importe ce qu’on peut dire de moi quand je serai mort ! Il faut vivre. La vie, c’est la puissance. Et la puissance est à qui la prend, au plus fort !… Être roi ! Tourment de ma vie ! Rêves splendides qu’Isabeau eût réalisés si je n’avais pas été faible… si je n’avais tremblé une minute… si un félon n’avait prévenu Marguerite !… Ah ! le découvrir celui-là, et lui arracher le cœur !…
Il promena autour de lui son regard chargé de soupçons. Douze ans s’étaient passés depuis le temps où il avait pris en courant la route de Dijon pour tuer sa femme, afin qu’entre Isabeau et lui, il n’y eût rien de vivant ! Douze ans, c’est long. Et c’est court. Cela tient dans un petit coin de mémoire. Pendant ces douze années, jamais Jean sans Peur n’avait oublié ce cavalier haut et maigre, fantastique silhouette qu’il avait entrevue devant lui…
– Si Marguerite n’avait pas été prévenue, reprit-il, ce serait fait depuis longtemps. Je serais roi, empereur. Je serais l’homme le plus puissant de la terre. J’aurais d’innombrables armées, des millions de sujets ; j’établirais ma cour soit à Paris, soit à Dijon, soit à Liège, soit à Aix-la-Chapelle ; je m’élancerais pour dompter l’Italie, l’Espagne ; je serais Dieu sur la terre… Isabeau m’avait ouvert cette éblouissante vision d’avenir !
Il s’était arrêté. Immobile, le menton dans la main, l’œil sombre, il évoquait les grandeurs de la domination absolue, ses tempes battaient, son cœur frappait dans sa poitrine de grands coups violents.
– Isabeau ! murmura-t-il. Comme elle doit me haïr !… Comme je sens sous ses sourires qu’elle voudrait me déchirer, me lacérer, me brûler à petit feu !… Insensé d’avoir faibli une minute. Il fallait… Ah ! qu’elle a raison, cette Isabeau !…
Plus bas, tout bas, dans un murmure d’affreux regret, il prononça :
– Elle m’aimait !… Elle m’aime encore !… C’est de l’amour que couvre sa haine !… Je le sens,
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