L'Hôtel Saint-Pol
goût meilleur et l’estomac plus solide que nous.
Thibaud Le Poingre eut une hésitation bien naturelle après ce que le chevalier, avec sa naïve bonhomie, lui avait laissé entendre de l’état de sa bourse. Mais cette hésitation dura peu. En effet, Passavant s’approcha de lui, et, paisiblement, à l’oreille lui glissa ces mots :
– Mon cher hôte, je vous donne dix minutes pour préparer un dîner royal. À la onzième minute, si la table n’est pas servie, je vous préviens que je mets le feu à votre auberge, que je vous embroche et vous fais rôtir au brasier, ni plus ni moins que la truie de votre enseigne.
Thibaud Le Poingre regarda le chevalier dans les yeux, comme pour voir si la menace était sérieuse. Il paraît qu’elle l’était.
– Ventre-Joye ! murmura-t-il en courant à ses fourneaux. Quel enragé est-ce là ? Ouf ! Son regard m’a mis la petite mort à l’échine.
À ce moment, un nouveau personnage entrait dans l’auberge, et voyant le groupe formé par les gens de Bourgogne, s’avança, inclina sa haute taille, et dit :
– Est-ce que Monsieur ne serait pas M. le chevalier de Passavant ?
– Bois-Redon ! gronda Ocquetonville.
– Le chien de la reine ! murmura Courteheuse.
Bois-Redon échangea avec les Bourguignons un regard mortel, puis affectant d’ignorer leur présence, salua de nouveau le chevalier qui, tout ébahi, lui répondait :
– C’est moi, monsieur. Est-ce que vous venez aussi m’inviter à dîner ?
– Non, monsieur, dit Bois-Redon. Je viens de la part d’une noble dame qui eut affaire à vous, ce matin, non loin de Vincennes.
Passavant se sentit frémir.
– Oh ! s’écria Scas, et qui est cette dame dont le duc ne nous a pas parlé ?
– Chevalier, reprit Bois-Redon sans même donner signe qu’il eût entendu, cette noble dame m’a chargé de vous rappeler que vous devez demain à dix heures du soir vous présenter… où vous savez. C’est moi-même qui aurai l’honneur de vous attendre, et de vous conduire. Quelle réponse dois-je rapporter ?
Le chevalier de Passavant, d’une voix ferme, et cette fois sans hésitation, répondit :
– J’y serai, monsieur !
Et en même temps, il eut comme un frisson. Il comprit qu’il eût presque voulu reprendre cette parole. Mais il était trop tard. Bois-Redon s’inclinait devant lui et sortait.
En traversant la salle commune, le capitaine des gardes d’Isabeau fit un signe à Jacquemin Gringonneur, qui buvait en philosophe isolé.
Le peintre qui dessinait les cartes avec lesquelles le roi Charles aimait à jouer répondit par un autre signe.
Et Bois-Redon s’en alla.
XX – JACQUEMIN GRINGONNEUR
Nous décrirons d’un seul mot le repas offert par le chevalier : il fut royal. C’est-à-dire, surtout, que le nombre des plats y fut effrayant. Il va sans dire qu’au cours de ce repas, Guillaume de Scas chercha à griser le chevalier, mais ce fut lui qui dut s’avouer vaincu. Les louanges du duc de Bourgogne furent chantées à tour de rôle par chacun des quatre fidèles de Jean sans Peur, l’un vantant sa générosité, l’autre sa puissance, tant et si bien que Passavant finit par dire :
– Messieurs, je cherche un seigneur au service de qui je puisse engager mon épée qui s’ennuie fort. Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas Jean de Bourgogne. Ainsi donc, messieurs, je vous assure que je l’irai voir en son hôtel. N’en parlons donc plus, et buvons.
– Parfaitement, dit Scas. Buvons. Et, quant au jour et à l’heure où vous pourrez vous entendre avec notre puissant maître, lui-même vous les dira.
– Et quand ?
– Demain soir.
– Et où ?
– À l’Hôtel Saint-Pol.
L’Hôtel Saint-Pol ! Ce nom revenait donc, fatidique et sombre, dans la destinée du chevalier de Passavant, qui s’était bien juré de s’écarter le plus possible de ce domaine où s’érigeait la tour Huidelonne ! Ce nom jeté ainsi par Guillaume de Scas vint l’assombrir comme une menace. Mais, secouant les idées funèbres qui montaient à son cerveau, il leva son gobelet, eut un rire de défi et dit :
– Messieurs, à l’Hôtel Saint-Pol !… C’est là que nous nous retrouverons tous !
– Oui, oui ! dirent les quatre d’une seule voix. À l’Hôtel Saint-Pol !
Ocquetonville et ses compagnons avaient ce qu’ils voulaient : une promesse ferme du chevalier de Passavant. Ils levèrent donc le siège, et, après forces serments
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