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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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de sa physique même, lui enseignait maintenant à nager.

    Comme première réaction, son naufrage ne lui étant pas sorti de la tête, il avait affirmé que pour rien au monde il ne reprendrait contact avec l’eau. Le père Caspar lui avait fait observer que c’était cette eau qui, précisément durant le naufrage, l’avait soutenu, signe donc qu’il s’agissait là d’un élément affectueux et non pas ennemi. Roberto avait répondu que l’eau ne l’avait pas soutenu lui, mais bien le bois auquel il était attaché, et le père Caspar avait eu beau jeu de lui faire observer que, si l’eau avait soutenu un morceau de bois, créature sans âme, aspirant au précipice comme le sait quiconque a jeté du bois d’une certaine hauteur, à plus forte raison elle était propre à porter un être vivant disposé à seconder la tendance naturelle des liquides. Roberto aurait dû savoir, s’il avait jamais jeté un petit chien à l’eau, que l’animal, en bougeant les pattes, non seulement flottait mais revenait vivement au rivage. Et, ajoutait Caspar, sans doute Roberto ne savait-il pas que, si l’on met des enfants de quelques mois dans l’eau, ils savent nager parce que la nature nous a faits nageants à l’égal de tout autre animal. Malheureusement nous sommes plus enclins que les animaux au préjugé et à l’erreur, et donc en grandissant nous acquérons de fausses notions sur les vertus des liquides, si bien que la peur et la défiance nous font perdre ce don inné.
    Roberto demandait alors si lui, le révérend père, avait appris à nager, et le révérend père répondait que lui ne prétendait pas être meilleur que tant d’autres qui avaient évité de faire de bonnes choses. Il était né dans un pays très loin de la mer et il n’avait posé le pied sur la solle d’un vaisseau qu’à un âge avancé, lorsque – disait-il – son corps désormais n’était plus qu’un nid de teignes dans la peau du cou, nuée devant les yeux, morve au nez, buccin dans les oreilles, jaunisse du râtelier, roidissement de la nuque, embrouillement de la gargamelle, empodagrement des talons, flétrissure scrotalienne, blêmissement du poil, crépitation des tibias, trémulation des doigts, trébuchement des pieds, et sa poitrine n’était qu’une vidange catarrhale au milieu de graillons baveux et de crèverie salivaire.
    Mais, précisait-il aussitôt, son esprit étant plus agile que sa carcasse, il savait ce que les sages de la Grèce antique avaient déjà découvert, c’est-à-dire que si l’on immerge un corps dans un liquide, ce corps reçoit soutien et poussée vers le haut pour autant d’eau qu’il déplace, car l’eau cherche à occuper l’espace dont elle a été exilée. Et il n’est pas vrai qu’il flotte ou non selon sa forme, et ils s’étaient bien trompés les Anciens, selon qui une chose plate reste en surface et une pointue va par le fond ; si Roberto avait essayé d’enfiler avec force dans les eaux, que sais-je, une bouteille (qui plate n’est point), il aurait ressenti la même résistance que s’il avait tenté d’y pousser un plateau.
    Il s’agissait donc d’entrer en confidence avec l’élément, et puis tout irait de soi. Et il proposait que Roberto se laissât descendre à l’échelle de corde qui pendait à la proue, dite aussi échelle de Jacob mais, pour sa tranquillité, en restant attaché à un cordon de chanvre, ou grelin ou funain, au choix du vocable, long et robuste, assuré à la muraille. Ainsi, quand il craindrait de couler, il n’avait qu’à tirer la corde.
    Il va sans dire que ce maître d’un art qu’il n’avait jamais pratiqué ne prenait pas en considération une infinité d’accidents concordants, négligés fùt-ce par les sages de la Grèce antique. Par exemple, afin de lui permettre toute liberté de mouvement, il l’avait pourvu d’un grelin d’une longueur notable, si bien que la première fois que Roberto, comme tout aspirant à la natation, avait fini ras sous la surface de l’eau, avait tiré et tiré, avant que le funain l’eût sorti de là, il avait déjà avalé tant de sel qu’il voulait renoncer, pour ce premier jour, à toute autre tentative.
    Le début avait pourtant été encourageant. L’échelle descendue et l’eau effleurée, Roberto s’était rendu compte que le liquide était agréable. De son naufrage il gardait un souvenir glacé et violent, et la découverte d’une mer quasi chaude l’incitait

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