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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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perdu le sens de l’écoulement des instants, comme si chacun d’eux comptait pour une éternité : tendant donc à réduire le résultat présumé, il se persuadait que le vieux était à peine descendu, était peut-être encore sous la carène, qui cherchait à s’orienter. Alors naissait le soupçon que le funain, se tordant sur lui-même tandis qu’il descendait, avait fait accomplir un demi-tour à la cloche, si bien que le père Caspar s’était retrouvé sans le savoir avec la fenêtre tournée vers l’Occident, et il avait mis le cap sur le grand large.
    Ensuite Roberto se disait qu’en gagnant la haute mer quiconque se serait aperçu qu’il descendait au lieu de monter, et aurait changé de route. Mais si en ce point-là il y avait eu une petite montée vers l’Occident, et qui montait croyait aller à l’Orient ? Cependant les reflets du soleil auraient montré la partie d’où l’astre provenait… Eh, mais voit-on le soleil dans les abysses ? Ses rayons passent-ils comme par un vitrail d’église, en faisceaux compacts, ou se dispersent-ils en une réfraction de gouttes, de sorte que les habitants d’en bas voient la lumière tel un clignotement sans directions ?
    Non, se disait-il après : le vieux comprend fort bien où il doit aller, sans doute est-il déjà à mi-chemin entre le navire et la barbacane, mieux, il y est déjà arrivé, voilà, sans doute est-il sur le point d’y monter avec ses grandes semelles de fer, et d’ici peu je le vois…
    Autre pensée : en réalité, personne avant ce jour n’est jamais allé au fond de la mer. Qui me dit que là-bas, passé quelques brasses, on n’entre pas dans le noir absolu, habité par les seules créatures dont les yeux exhalent de vagues lueurs… Et qui dit qu’au fond de la mer on a encore le sens de la droite voie ? Peut-être tourne-t-il en rond, fait-il toujours le même parcours jusqu’à ce que l’air de sa poitrine se change en humidité, qui invite l’eau amie dans la cloche…
    Il s’accusait de n’avoir pas porté au moins une clepsydre sur le tillac : combien de temps était passé ? Peut-être déjà plus d’une demi-heure, trop hélas, et c’était lui qui se sentait étouffer. Alors il respirait à pleins poumons, il renaissait : la preuve, croyait-il, qu’il s’était passé de courts instants, et que le père Caspar jouissait encore d’air très pur.
    Mais peut-être le vieux était-il allé de travers, inutile de regarder devant soi comme s’il avait dû réémerger le long du trajet d’une balle d’arquebuse. Il pouvait avoir fait de nombreuses déviations, à la recherche du meilleur accès à la barbacane. N’avait-il pas dit, tandis qu’ils montaient la cloche, que c’était un coup de chance que le cabestan le déposât précisément sur ce point-là ? Dix pas plus au nord la contre-garde sombrait soudain, formant un flanc abrupt sur quoi une fois la barque avait heurté, tandis que droit devant le cabestan il y avait un passage par où la barque aussi était passée, pour aller ensuite s’échouer où les récifs s’élevaient peu à peu.
    Or donc, il pouvait avoir fait une erreur en gardant le cap, il s’était trouvé devant un mur et maintenant il le longeait vers le sud en cherchant le passage. Ou peut-être le côtoyait-il vers le nord. Il fallait parcourir de l’œil toute la longueur du rivage, d’une pointe à l’autre, peut-être ferait-il surface là-bas, couronné de lierres marins… Roberto tournait la tête d’un bout à l’autre de la baie, dans la crainte qu’il pût perdre le père Caspar déjà émergé à droite, tandis qu’il regardait à gauche. Et pourtant on pouvait repérer aussitôt un homme fut-ce à cette distance, figurons-nous une cloche de cuir ruisselant au soleil tel un chaudron de cuivre à peine lavé…
    Le poisson ! Peut-être dans ces eaux y avait-il vraiment un poisson cannibale, en rien effrayé par la cloche, qui avait dévoré tout entier le jésuite. Non, d’un poisson pareil on eût aperçu l’ombre sombre : s’il existait, il devait se trouver entre le vaisseau et le début des récifs coralliens, pas au-delà. Mais peut-être le vieux était-il déjà arrivé aux récifs, et des arêtes animales ou minérales avaient perforé la cloche et fait sortir tout le peu d’air qui restait…
    Autre pensée : qui peut m’assurer que l’air dans la cloche suffisait vraiment pour tant de temps ? C’est lui qui l’a dit, mais il

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