L'Ile du jour d'avant
lointain.
Le couchant créait un ciel ictérique derrière le vert sombre de l’Île, et une mer stygienne. Roberto comprit que la nature s’attristait avec lui et, ainsi que parfois il arrive à celui qui reste privé d’une personne chère, peu à peu il ne pleura plus le malheur de l’autre, mais le sien propre et sa solitude retrouvée.
Depuis très peu de jours il y avait échappé, le père Caspar était devenu pour lui l’ami, le père, le frère, la famille et la patrie. À présent, il se rendait compte qu’il était de nouveau séparé et solitaire. Cette fois à jamais.
Pourtant, dans cet accablement une autre illusion était en train de prendre forme. À présent, il était certain que l’unique façon de sortir de sa réclusion, il ne devait pas la chercher dans l’Espace infranchissable, mais dans le Temps.
À présent, il devait vraiment apprendre à nager et gagner l’Île. Non tant pour retrouver quelques vestiges du père Caspar perdus dans les plis du passé, que pour arrêter l’effroyable avancée de son propre demain.
26.
Théâtre des Devises
Pendant trois jours Roberto était resté l’œil collé à la lunette d’approche du bord (se plaignant que l’autre, plus puissante, fût désormais inutilisable), à fixer au rivage la cime des arbres. Il attendait d’apercevoir la Colombe Couleur Orange.
Le troisième jour il se secoua. Il avait perdu son unique ami, il était égaré sur le plus lointain des méridiens, et il se serait senti consolé s’il avait entrevu un oiseau qui sans doute n’avait battu des ailes que dans la tête du père Caspar !
Il décida de réexplorer son refuge pour comprendre combien de temps il pourrait survivre sur le vaisseau. Les poules continuaient à déposer leurs œufs, et il était né une nichée de poussins. Des végétaux cueillis, il n’en restait pas beaucoup, ils étaient désormais trop secs, et on aurait dû les utiliser comme provende pour les volatiles. Des boutes pleines il y en avait encore, mais peu ; cependant, en recueillant la pluie, on aurait pu même s’en passer. Et, enfin, les poissons ne manquaient pas.
Puis il réfléchit que, sans manger de végétaux frais, on mourait du scorbut. Il y avait ceux de la serre, mais elle n’aurait été arrosée par voies naturelles que si la pluie était tombée : s’il survenait une longue sécheresse il devrait mouiller les plantes avec l’eau à boire. Et s’il y avait eu une tempête durant des jours et des jours, il aurait eu de l’eau mais il n’aurait pas pu pêcher.
Pour apaiser ses angoisses, il était revenu dans la cabine de l’orgue à eau que le père Caspar lui avait enseigné à mettre en marche : il écoutait toujours et seulement « Daphne », parce qu’il n’avait pas appris comment on remplace le cylindre ; mais il ne lui déplaisait pas de réécouter des heures et des heures la même mélodie. Un jour il avait identifié Daphne , le vaisseau, avec le corps de la femme aimée. Daphne n’était-elle pas une créature qui s’était métamorphosée en laurier – en une substance ligneuse, donc, analogue à celle dont le vaisseau avait été tiré ? La mélodie lui chantait donc Lilia. Comme on le voit, la chaîne de ses pensées était tout à fait inconsidérée, mais c’est ainsi que pensait Roberto.
Il se reprochait de s’être laissé distraire par l’arrivée du père Caspar, de l’avoir suivi dans ses lubies mécaniques, et d’avoir oublié son vœu amoureux. Cette unique chanson, dont il ignorait les paroles, s’il y en avait jamais eu, se changeait en la prière qu’il se proposait de faire murmurer chaque jour à la machine, « Daphne » jouée par l’eau et par le vent dans les recoins de la Daphne , mémoire de l’ancienne transformation d’une Daphné divine. Chaque soir, en regardant le ciel, il solfiait cette mélodie à voix basse, telle une litanie.
Ensuite il regagnait sa cabine et se remettait à écrire à Lilia.
Ce faisant, il s’était rendu compte qu’il avait passé les journées précédentes au grand air et au grand jour, et qu’il se réfugiait de nouveau dans cette demi-obscurité qui, en réalité, avait été son milieu naturel non seulement sur la Daphne , avant de trouver le père Caspar, mais pendant plus de dix ans, depuis l’époque de la blessure de Casal.
En vérité, je ne pense pas que pendant tout ce temps Roberto ait vécu, comme il le laisse croire à maintes reprises, seulement
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