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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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intuition radieuse. Mais qu’allait-il bougonnant dans sa tête ? Bien sûr, le père Caspar le lui avait parfaitement dit, l’Île qu’il voyait devant lui n’était pas l’Île d’aujourd’hui, mais celle d’hier. Au-delà du méridien, il y avait encore le jour d’avant ! Pouvait-il s’attendre à voir à présent sur cette plage, qui était encore hier, une personne qui était descendue dans l’eau aujourd’hui ? Certainement pas. Le vieux s’était immergé de grand matin ce lundi, mais si sur le navire c’était lundi sur cette Île c’était encore dimanche, et donc il aurait pu voir le vieux n’y aborder que vers le matin de son demain, quand sur l’Île il serait, tout juste alors, lundi…
    Il faut que j’attende jusqu’à demain, se disait-il. Et puis : mais Caspar ne peut attendre un jour, l’air ne lui suffit pas ! Et encore : mais c’est moi qui dois attendre un jour, lui il est simplement rentré dans le dimanche à peine il a franchi la ligne du méridien. Mon Dieu, mais alors l’Île que je vois est celle de dimanche, et s’il y est arrivé le dimanche, je devrais déjà le voir ! Non, je me trompe du tout au tout. L’Île que je vois est celle d’aujourd’hui, il est impossible que je voie le passé comme dans une boule magique. C’est là, sur l’Île, seulement là, que c’est hier. Mais si je vois l’Île d’aujourd’hui, je devrais le voir lui qui est déjà dans l’hier de l’Île et se trouve à vivre un second dimanche… Après tout, arrivé hier ou aujourd’hui, il devrait avoir laissé sur la plage la cloche éventrée, et je ne la vois pas. Mais il pourrait aussi l’avoir emportée avec lui dans les fourrés. Quand ? Hier. Donc : supposons que ce que je vois est l’Île de dimanche. Je dois attendre demain pour le voir, lui, arriver le lundi…
    Nous pourrions dire que Roberto avait définitivement perdu la tête, et bien à raison : de quelque façon qu’il eût calculé, il n’y aurait pas trouvé son compte. Les paradoxes du temps nous font perdre la tête à nous aussi. Il était donc normal qu’il ne parvînt plus à comprendre que faire : et il en a été réduit à faire ce que chacun, tout au moins chaque victime de son espérance, aurait fait. Avant de s’abandonner au désespoir, il s’est disposé à attendre le jour à venir.
    Comment a-t-il pu, c’est difficile à reconstruire. En allant et revenant d’un bout à l’autre du tillac, sans toucher la nourriture, en se parlant à lui-même, au père Caspar et aux étoiles, et sans doute en ayant de nouveau recours à l’eau-de-vie. Le fait est que nous le retrouvons le lendemain, tandis que la nuit blêmit et que le ciel se colore, et puis après le lever du soleil, toujours plus tendu au fur et à mesure que les heures passent, les traits déjà altérés entre onze heures et midi, bouleversé entre midi et le couchant, jusqu’à ce qu’il doive se rendre à la réalité, et cette fois sans doute possible. Hier, certainement hier, le père Caspar s’est immergé dans les eaux de l’océan austral et il n’en est plus ressorti, ni hier ni aujourd’hui. Et comme tout le prodige du méridien antipode se joue entre l’hier et le demain, non pas entre hier et après-demain, ou demain et avant-hier, il était désormais certain que de cette mer le père Caspar ne sortirait plus jamais.

    Avec mathématique, mieux, cosmographique et astronomique certitude son pauvre ami était perdu. Et l’on ne pouvait pas dire où se trouvait son corps. En un lieu imprécisé là-bas. Peut-être existait-il des courants violents sous la surface, et ce corps était-il maintenant en haute mer. Ou bien au contraire, il existait une fosse, un ravin sous la Daphne , la cloche s’y était posée, et de là le vieux n’avait pu remonter, usant son maigre souffle, toujours plus aqueux, pour appeler au secours.
    Peut-être, pour fuir, avait-il dénoué ses liens, la cloche encore pleine d’air avait fait un bond en haut, mais sa partie de fer avait freiné cette première impulsion et l’avait retenu en suspens au milieu de l’eau, Dieu sait où. Le père Caspar s’était efforcé de se libérer de ses bottes, sans y réussir. Maintenant dans cette descente, enraciné au récif, son corps sans vie vacillait telle une ulve.
    Et tandis que Roberto ainsi pensait, le soleil du mardi était désormais derrière lui, le moment de la mort du père Caspar Wanderdrossel devenait de plus en plus

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