L'Ile du jour d'avant
du père Caspar, et parmi tant de merveilles que l’Île pouvait lui promettre, Roberto s’était tant intéressé à la Colombe.
Nous verrons, au fur et à mesure que nous progresserons dans cette histoire, que dans l’esprit de Roberto (son état de solitude le rendrait dorénavant de jour en jour plus ardent), cette colombe à peine, à peine suggérée par un récit deviendrait d’autant plus vivante qu’il parviendrait d’autant moins à la voir, abrégé invisible de toute passion de son âme aimante, admiration, estime, vénération, espoir, jalousie, envie, stupeur et jubilation. Il ne lui était pas clair (et ne peut l’être pour nous) si elle était devenue l’Île, ou Lilia, ou l’une et l’autre, ou l’hier en lequel toutes les trois se trouvaient reléguées, pour cet exilé dans un aujourd’hui sans fin, dont le seul futur consistait à arriver, dans quelque demain à lui, au jour d’avant.
Nous pourrions dire ceci : Caspar lui avait évoqué le Cantique de Salomon que, notez la coïncidence, son carme lui avait lu tant et tant de fois qu’il l’avait presque appris par cœur ; et, dès sa jeunesse, il jouissait de melliflues agonies pour un être aux yeux de colombe, pour une colombe dont il pouvait épier le visage et la voix dans les crevasses des roches… Mais cela me satisfait jusqu’à un certain point. Je crois qu’il est nécessaire de nous engager dans une « Explicatio de la Colombe », de jeter quelques notes pour un petit traité à venir qui pourrait s’intituler Columba Patefacta , et le projet ne me semble pas du tout oiseux, si un autre a employé un chapitre entier pour s’interroger sur le Sens de la Baleine – ces baleines qui sont au fond d’informes animaux ou noirs ou gris (et au maximum de blanche il n’y en a qu’une seule), tandis que nous, nous avons affaire à une rara avis d’encore plus rare couleur, et sur laquelle l’humanité a bien davantage réfléchi que sur les baleines.
Voilà en effet le point essentiel. Qu’il en eût parlé avec le carme ou discuté avec le père Emanuele, qu’il eût feuilleté quantité de livres tenus en grande estime à son époque, qu’à Paris il eût écouté des dissertations sur ce que l’on appelait là-bas Devises ou Images Énigmatiques, Roberto aurait dû en savoir un brin sur les colombes.
Rappelons que c’était là un temps où l’on inventait ou réinventait des images de tout type pour y découvrir des sens cachés et révélateurs. Il suffisait de voir, je ne dis pas une belle fleur ou un crocodile, mais une corbeille, une échelle, un tamis ou une colonne pour chercher à construire autour d’eux un réseau de choses que, à première vue, personne n’aurait établi. Je ne veux pas me mettre ici à distinguer entre Devise et Emblème, et voir les modes différents dont on pouvait appliquer vers et mots à ces images (sinon en indiquant que l’Emblème tirait un concept universel de la description d’un fait particulier, pas nécessairement exprimé par des figures, tandis que la Devise allait de l’image concrète d’un objet particulier à une qualité ou propos d’un individu singulier, par exemple « je serai plus blanc que neige » ou « plus rusé que le serpent », ou encore « je préfère mourir que trahir », jusqu’à arriver aux très célèbres Frangar non Flectar et Spiritus durissima coquit ), mais les gens de ces temps-là jugeaient indispensable de traduire le monde entier en une forêt de Symboles, Signes, Jeux Equestres, Mascarades, Peintures, Armes Seigneuriales, Trophées, Enseignes d’Honneur, Figures Ironiques, Revers sculpté des pièces de monnaie, Fables, Allégories, Apologues, Épigrammes, Sentences, Équivoques, Proverbes, Tessères, Épîtres Laconiques, Épitaphes, Parerga, Entailles Lapidaires, Ecus, Glyphes, Clipei, et si vous me le permettez je m’arrête ici, mais eux ne s’arrêtaient pas. Et toute bonne Devise devait être métaphorique, poétique, composée certes d’une âme toute à dévoiler, mais d’abord d’un corps sensible qui renvoyât à un objet du monde, et elle devait être noble, admirable, neuve mais connaissable, apparente mais opérante, singulière, proportionnée à l’espace, perçante et brève, équivoque et franche, communément énigmatique, appropriée, ingénieuse unique et héroïque.
En somme, une Devise était une pondération mystérieuse, l’expression d’une correspondance ; une poésie qui ne
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