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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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la nuit. Qu’il ait évité les excès de la canicule, c’est probable, mais, quand il suivait Lilia, il le faisait le jour, je tiens que son infirmité était plus l’effet d’une humeur noire qu’un véritable trouble de la vision : Roberto ne s’apercevait qu’il souffrait de la lumière que dans les moments les plus atrabilaires, mais quand son esprit était distrait par des pensées plus gaies, il n’y faisait point cas.
    Quoi qu’il en fût et eût été, ce soir-là il s’était découvert réfléchissant pour la première fois aux charmes de l’ombre. Tandis qu’il écrivait, ou levait la plume pour la tremper dans l’encrier, il voyait la lumière soit tel un halo doré sur le papier, soit telle une frange cireuse et quasi translucide, qui définissait les contours de ses doigts sombres. Comme si elle habitait à l’intérieur de sa propre main et ne se manifestait que sur les bords. Tout autour, il était enveloppé par la robe affectueuse d’un capucin, autrement dit par un je ne sais quoi de clarté noisette qui, en touchant l’ombre, y mourait.
    Il regardait la flamme de la lanterne claire, et il s’apercevait qu’y naissaient deux feux : une flamme rouge, qui s’incorporait à la matière corruptible, et une autre qui, s’élevant en une blancheur aveuglante, faisait s’évaporer à son sommet sa racine couleur pervenche. Ainsi, se disait-il, son amour alimenté par un corps qui mourait donnait vie à la larve céleste de l’aimée.
    Il voulut célébrer, après ces quelques jours de trahison, sa réconciliation avec l’ombre et il remonta sur le tillac tandis que les ombres se dilataient partout, sur le navire, sur la mer, sur l’Île où l’on n’entrevoyait désormais que l’assombrissement rapide des collines. Il chercha, au souvenir de sa campagne, de distinguer sur le rivage la présence des lucioles, vives étincelles ailées vaguant à travers le noir des haies. Il ne les vit pas, médita sur les oxymorons des antipodes, où sans doute les lucioles ne luisent qu’à midi.
    Ensuite, couché sur le gaillard d’arrière, il s’était mis à regarder la lune, se laissant bercer par le tillac, alors que de l’Île provenait le bruit du ressac mêlé à la stridulation des grillons, ou de leurs semblables de cet hémisphère.
    Il réfléchissait que la beauté du jour est comme une beauté blonde, quand la beauté de la nuit est une beauté brune. Il savoura le contraste de son amour pour une déesse blonde consommé dans le brun des nuits. Se rappelant ces cheveux de blé mûr qui anéantissaient toute autre lumière dans le salon d’Arthénice, il voulut la lune belle parce qu’elle diluait dans son exténuation les rayons d’un soleil latent. Il se promit de faire du jour reconquis une nouvelle occasion pour lire dans les reflets jouant sur les ondes les louanges de l’or de ces cheveux et de l’azur de ces yeux.
    Mais il savourait les beautés de la nuit, quand il semble que tout repose, que les étoiles se meuvent plus silencieusement que le soleil, et que l’on est porté à croire être, de toute la nature, la seule personne absorbée dans son rêve.

    Cette nuit-là, il était sur le point de décider qu’il serait resté tous les jours à venir sur le vaisseau. Mais en levant les yeux au ciel, il avait vu un groupe d’étoiles qui, d’un coup, parurent lui montrer le profil d’une colombe aux ailes tendues, laquelle portait dans sa bouche un rameau d’olivier. Or il est bien vrai que dans le ciel austral, à une courte distance du Grand Chien, on avait déjà repéré depuis au moins quarante ans une constellation de la Colombe. Mais je ne suis pas du tout sûr que Roberto, d’où il se trouvait, à cette heure et en cette saison, eût pu précisément apercevoir ces étoiles. En tous les cas, puisque ceux qui y avaient vu une colombe (tel Johannes Bayer dans Uranometria Nova , et puis, beaucoup plus tard, Coronelli dans son Libro dei Globi ) montraient encore plus d’imagination que n’en avait Roberto, je dirais que n’importe quelle disposition d’astres, à ce moment-là, pouvait apparaître à Roberto comme un pigeon, un biset, un ramier ou palombe, une tourterelle, ce que vous voulez : bien que, au matin, il eût douté de son existence, la Colombe Couleur Orange s’était fixée dans sa tête comme un clou, ou, ainsi que nous le verrons mieux, une broquette d’or.

    Nous devons en effet nous demander pourquoi, à la première allusion

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