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L'Ile du jour d'avant

L'Ile du jour d'avant

Titel: L'Ile du jour d'avant Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Umberto Eco
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Vous pourriez peut-estre, Madame, me sauver encor. Je vous ai donné mon cœur. Mais comment puis-je vivre sans le moteur mesme de la vie ? Je ne vous demande pas de me le rendre, car dedans votre seule prison il jouit de la plus sublime des libertés, mais je vous en conjure, envoyez-moy le vostre en échange, qui ne trouvera pas de tabernacle mieux disposé à l’accueillir. Pour vivre vous n’avez pas besoin de deux cœurs, et le mien bat si fort pour vous qu’il vous asseurera la plus eternelle des ferveurs.
    Puis, faisant une pirouette et s’inclinant comme un acteur qui attendrait les applaudissements :
    — N’est-ce pas beau ?
    — Beau ? Mais je le trouve… comment dire… ridicule. Mais n’avez-vous pas l’impression de voir cette dame qui court à travers Casal pour prendre et consigner des cœurs, tel un laquais ?
    — Vous voulez qu’elle aime un homme qui parle comme n’importe quel bourgeois ? Signez et cachetez.
    — Mais je ne pense pas à la dame, je pense que si elle le montrait à quelqu’un j’en mourrais de honte.
    — Elle ne le fera pas. Elle gardera la lettre sur son sein et chaque nuit elle allumera une chandelle à côté de son lit pour la relire, et la couvrir de baisers. Signez et cachetez.
    — Mais imaginons, façon de parler, qu’elle ne sache pas lire. Elle devra bien se la faire réciter par quelqu’un…
    — Monsieur de la Grive ! Vous êtes sans doute en train de me dire que vous vous êtes énamouré d’une vilaine ? Que vous avez dilapidé mon inspiration pour mettre dans l’embarras une rustaude ? Il ne reste plus qu’à nous battre.
    — C’était un exemple. Une plaisanterie. Mais l’on m’a enseigné que l’homme prudent doit mettre en balance les cas, les circonstances, et parmi les possibles même les plus impossibles…
    — Vous voyez que vous apprenez à vous exprimer comme il faut. Mais vous avez mal pesé et choisi le plus risible des possibles. Dans tous les cas, je ne veux pas vous faire violence. Effacez donc la dernière phrase, et poursuivez comme je vous dirai…
    — Mais si j’efface, je devrai récrire la lettre.
    — En plus vous êtes paresseux. Le sage doit savoir tirer parti de ses malheurs… Effacez… C’est fait ? Voilà.
    Saint-Savin avait trempé le doigt dans une cruche puis laissé couler une goutte sur les mots effacés, obtenant une petite tache d’humidité aux contours estompés qui peu à peu s’assombrissait du noir de l’encre que l’eau avait fait reculer sur la feuille.
    — Et à présent écrivez. Pardonnez, Madame, si je n’ay pas eu la vaillance de laisser en vie une pensée qui, me deroban une larme, m’a espouvanté pour sa hardiesse. Il arrive ainsi qu’un feu de l’Etna puisse engendrer un ru très-doux d’eaux saumastres. Mais, o Madame, mon cœur est comme la coquille de la mer qui, en beuvan la belle sueur de l’aube, engendre la perle et croist a l’unisson avec elle. À la pensée que votre indifférence veuille soustraire a mon cœur la perle qu’il a tant genereusement nourri, mon cœur jaillit de mes yeux… Oui, la Grive, c’est sans nul doute mieux ainsi, nous avons réduit les excès. Mieux vaut finir en atténuant l’emphase de l’amant, pour amplifier la commotion de l’aimée. Signez, cachetez et faites la lui parvenir. Ensuite, attendez.
    — Attendre, et quoi ?
    — Le nord de la Boussole de la Prudence consiste à mettre toutes voiles hors au Moment Favorable. En ces choses l’attente ne fait jamais de mal. La présence diminue le renom et l’éloignement l’accroît. Etant éloigné, on vous tiendra pour un lion ; étant présent, vous pourriez devenir un souriceau accouché par la montagne. Vous êtes certainement riche d’excellentes qualités, mais les qualités perdent de leur brillant à les trop toucher, quand l’imagination arrive plus loin que la vue.
    Roberto avait remercié et couru chez lui cacher la lettre sur sa poitrine comme s’il l’eût dérobée. Il craignait que quelqu’un le délestât du fruit de sa fraude.
    Je la trouverai, se disait-il, je m’inclinerai et remettrai la lettre. Puis il s’agitait dans son lit en songeant à la façon dont ses lèvres la liraient. Désormais il imaginait Anna Maria Francesca Novarese dotée de toutes ces vertus que Saint-Savin lui avait attribuées. En déclarant, fut-ce par la voix d’un autre, son amour, il s’était senti encore plus amant. En faisant quelque chose contre son

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