L'Impératrice indomptée
s’intéresse un peu à la politique. Elle ne daigne apparaître que s’il s’agit du mariage ou du baptême d’un petit-enfant. À son dernier dîner de gala à la Hofburg, lors d’une visite des jeunes souverains de Russie, elle porte encore le deuil. Un invité témoigne qu’elle paraît appartenir à la même génération que la tsarine, et même qu’elle est d’une beauté si transcendante qu’elle éclipse complètement les jeunes femmes.
Durant ces années, Élisabeth continue inlassablement ses voyages. Mais ces fuites ne sauraient disperser les fantômes ; ils poursuivent leur victime au-delà des mers ; elle les retrouve sous le soleil de la Méditerranée ; ils rentrent avec elle à la Hofburg. Elle accomplit plusieurs séjours en Algérie. Elle est allée autrefois au Caire, et les moeurs orientales l’intéressent. L’existence des femmes musulmanes lui inspire une grande pitié. « Quelle vie effrayante, dit-elle souvent. Comme je les plains ces pauvres créatures ! Je ne puis jamais avoir assez d’air et de liberté, et l’idée que je pourrais être obligée de vivre ainsi me remplit d’horreur !... » Pendant qu’elle se trouve à Alger, une fête est donnée par l’escadre. Elle accepte l’invitation de l’amiral, mais on lui réserve l’arrière du bateau, dont elle ne bouge pas, et c’est à peine si les élégantes jeunes femmes de la colonie l’aperçoivent, immobile dans ses vêtements noirs, le visage tourné vers l’immensité de l’horizon.
Elle ne comprend pas qu’il soit possible d’être blasée par les merveilleux spectacles de la nature. Alors qu’elle visite le célèbre monastère de Staouéli, elle remarque l’indifférence du religieux qui lui sert de guide, et murmure, indignée, à sa dame d’honneur : « Il ne voit la magnificence de ce lieu que lorsqu’il doit la montrer à d’autres. » Elle demeure parfois de longues heures, sans bouger, les yeux remplis de larmes levés vers le ciel, avec une intense expression de prière.
Bientôt, la Côte d’Azur devient son refuge de prédilection. Entre Nice et Menton, le cap Martin, avec la splendeur de son immense horizon et le calme de ses bois de pins, lui plaît infiniment. Elle y revient chaque année, passant plusieurs semaines dans l’hôtel construit à la pointe extrême du cap. Elle retient toute une aile du rez-de-chaussée qu’on aménage de façon qu’elle puisse aller et venir sans être trop importunée par l’indiscrète curiosité des touristes. Comme à l’Achilleion, elle se lève aux premières lueurs de l’aube pour admirer de la véranda le lever du soleil sur la mer et la montagne ; puis elle passe dans sa salle de bains où sont installés des appareils de gymnastique. Au cours de ses promenades, toujours aussi frugale, elle accepte parfois de boire un peu de lait de chèvre lorsqu’elle croise un berger et son troupeau. Sa dame d’honneur emporte toujours un gobelet d’argent où qu’elles aillent. Avec sa robe de deuil, son éclatante blancheur fait paraître plus sombre encore son regard douloureux ; elle inspire alors une sympathie instinctive aux coeurs simples qu’elle rencontre à travers les chemins rocailleux des Alpes-Maritimes. Un jour, un paysan de Roquebrune, ému en la voyant si pâle, s’approche d’elle avec une miche de pain, du jambon et du vin de sa vigne. « Vous avez l’air bien fatiguée, Madame... il faut prendre quelque chose, cela vous fera du bien. » Croyant déceler une hésitation, il ajoute dans sa naïveté : « Cela ne vous coûtera rien. » Élisabeth sourit, coupe elle-même un morceau de pain, enfonce adroitement une pièce de vingt francs dans la miche, et, après avoir remercié le brave homme, s’éloigne de son pas souple.
Elle veut bientôt apprendre le patois du pays afin de mieux comprendre ces gens de la montagne, ces pêcheurs dont la simplicité la ravit. On lui trouve un professeur qui copie à sa demande quelques chants du cru, dont le rythme mélancolique l’enchante. Parfois, elle s’étonne de rencontrer un cantonnier, un facteur n’ayant pas la même intonation ; elle ne soupçonne pas que c’est un agent de la Sûreté. La surveillance policière lui est odieuse et elle a toutes sortes de ruses pour y échapper. « Nous sommes comme des prisonniers, dit-elle à sa dame d’honneur. Qu’ai-je à redouter ? » Pour se soustraire aux indiscrètes curiosités qui l’exaspèrent, il lui
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