L'Impératrice indomptée
plus aucun homme de notre époque, plus un seul – et plus aucun trône, sans doute. Toujours des hommes nouveaux, de nouveaux coquelicots, de nouvelles vagues. Ils sont comme nous, nous ne sommes pas davantage. À mon premier séjour à Corfou, j’ai souvent visité la villa Vraïla, elle était merveilleuse, abandonnée au milieu des arbres. C’est ce qui m’a attirée, au point d’en faire l’Achilleion... Dans le fond, je le regrette maintenant. Nos rêves sont toujours plus beaux quand nous ne les réalisons pas. » Un jour de décembre, à Schönbrunn, elle l’emmène pour une randonnée dans le parc sous la tempête et la pluie battante. Il y a de la neige fondue et ils doivent constamment sauter par-dessus de grandes flaques d’eau. « Nous courons comme des grenouilles dans les mares, lui explique-t-elle. Nous sommes comme deux damnés errant dans le monde d’en bas. Pour bien des gens, ce serait l’enfer. [...] Pour moi, c’est le temps que je préfère. Car il n’est pas fait pour les autres humains. Je peux en jouir toute seule. Au fond, il n’existe que pour moi, comme ces pièces de théâtre que le pauvre roi Louis II faisait représenter pour lui seul. Mais ici, au grand air, c’est encore plus grandiose. La tempête pourrait même se déchaîner plus encore, on se sentirait plus proche de toutes les créatures, comme en conversation avec elles. »
Mais l’impératrice se lasse vite des êtres et des objets. À la longue, les manières un peu doucereuses, les rêveries éthérées de Christomanos « lui donnent la nausée ». Bientôt arrive un nouveau professeur d’Alexandrie, mi-anglais, mi-grec, Frédéric Barker. L’étude du grec absorbe complètement l’impératrice, à peine a-t-elle recours aux services de sa dame d’honneur, la comtesse Mikes.
Puis, tout à coup, elle éprouve le besoin de parler à l’une de ses dames et elle devient alors extrêmement communicative. A-t-elle vent de la presse à Vienne et des reproches sourds de l’opinion publique ? Le public lui reproche encore une fois de se soustraire à ses devoirs de souveraine. Les diplomates accrédités à Vienne en font foi dans leurs rapports. Mais il y a longtemps qu’Élisabeth ne se soucie plus des commentaires. Elle passe la veille de Noël à arpenter Valence, d’où elle se rend à Malaga, puis à Grenade pour y admirer l’Alhambra. Là, elle reçoit l’invitation de la reine régente d’Espagne de venir à Aranjuez. Mais Élisabeth prétexte sa sciatique. À Madrid, ce refus est mal interprété. La famille royale, informée des voyages et des excursions, ne juge pas son excuse plausible. Mais que faire ? Il faut se contenter des on-dit. Le moral d’Élisabeth varie. Tantôt elle est enchantée des belles villes qu’elle visite, tantôt elle est fatiguée et lasse de vivre. « J’ignorais jusqu’ici, dit la comtesse Festetics, combien il est difficile de remplir son devoir. » Partout où elle va, elle fait à pied un nombre incroyable de kilomètres. Il est de plus en plus difficile, dans ces conditions, de maintenir le calme autour d’elle.
Les hôteliers qui la reçoivent au cours de ses déplacements en viennent même à redouter cette illustre cliente et ses exigences. En effet, le plus souvent, elle arrive en pleine saison sans se faire annoncer, avec une suite importante, exigeant de nombreuses chambres – parfois même l’hôtel entier – avec une entrée particulière et toute sorte de mesures pour se protéger des curieux. En 1892, d’Interlaken, la comtesse Festetics en vient à écrire à Ida Ferenczy qui est restée en Hongrie : « Sa Majesté est chaque année plus exigeante ; ici, avec la meilleure volonté du monde, on ne saurait tout lui procurer ; les gens se montrent si ébahis que j’en rougis de honte. »
Dans ces années-là, une tentative de reparaître à un bal costumé à Vienne se solde par un échec. « Il semble que de nombreuses femmes aient sangloté, raconte Marie-Valérie, et malgré les diamants et les plumes bariolées, tout cela ressemblait davantage à un enterrement qu’à un carnaval. Maman elle-même était en crêpe de deuil. » Un peu plus tard, l’impératrice reparaît à un bal de la cour. Le jeune géologue Édouard Suess décrit ainsi la fête : « Toute l’ancienne splendeur impériale. On dirait que le moindre chandelier veut raconter ses souvenirs. Tout près de la porte donnant sur la salle centrale, se tient
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