L'Impératrice indomptée
le comte Hunyady, maître des cérémonies, en uniforme rouge des hussards, avec une longue canne blanche ; on dirait une borne devant laquelle s’écoule une véritable myriade de juvéniles beautés de la nouvelle génération de la noblesse, venues honorer leur impératrice, toutes en blanc et sans autre parure que leur propre grâce. Mais au milieu se trouvent deux personnages vêtus de noir : l’impératrice toujours en deuil et sa première dame d’honneur. C’est comme si tous les brillants étincelants des mères s’éteignaient face à cette douleur profonde, dépourvue de tout éclat ; comme si on montrait à chacune des jeunes créatures qui s’inclinent profondément devant elle combien la vie peut réunir de splendeur et aussi de chagrin. »
Deux événements, qui se produisent presque simultanément, lui font une vive impression : le 26 janvier 1892, sa mère rend le dernier soupir, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans ; le lendemain, Marie-Valérie donne le jour à une fille que l’on nomme Élisabeth ou « Ella ». L’arrière-petite-fille semble prendre la place de son aïeule disparue 1 : la vie – la mort ; la mort – la vie... Ces mots pleins de mystère emplissent de trouble Élisabeth. Tout semble au diapason de son spleen . À Corfou, elle croise un berger qui la reconnaît et clame : « Ora Kali vassila ! Aï sto kalo ! » (« Bonjour à toi, reine ! Va vers la joie ! »... Le coeur d’Élisabeth est lourd ; elle ne croit plus au bonheur, la flûte du pâtre lui paraît lugubre : « Quelle tristesse et quelle langueur dans ces sons ! » observe-t-elle. « On y perçoit toutes les amertumes, toutes les félicités de l’ancienne et de la nouvelle humanité à la fois... L’art ne créera jamais un chef-d’oeuvre plus grand que la chanson du pasteur ; l’art n’est que le regret de la vie intérieure, tandis que ces pauvres sanglots de flûte sont la vie profonde elle-même... Le rire et les pleurs sont comme des cendres, sous lesquelles étouffe le brasier de notre âme... » Elle entend un jour les plaintes des femmes grecques qui pleurent un mort. Elle reconnaît le cri de détresse d’une mère qui a perdu son fils : « Pour cette femme, il n’y a plus rien, plus rien que son chagrin, plus de place en elle pour autre chose que ce soit. Maintenant, elle épuise toute son âme d’autrefois... »
Durant les quelques années qui suivent, Élisabeth erre en Europe et en Afrique du Nord : l’impression que lui font les lieux et les gens dépend de plus en plus de sa santé et de ses nerfs. Elle souffre maintenant presque continuellement de sciatique et de névrite ; mais dès qu’elle se sent mieux, elle se relance dans les marches sans fin qui épuisent les plus jeunes et les plus vigoureux autour d’elle. Toujours soucieuse de son poids, qui varie entre 46 et 50 kilos, elle n’absorbe, à certains jours, que du lait et des oranges. De temps à autre, cependant, quand l’envie lui en prend, elle fait un bon dîner. Tous les jours, après la gymnastique, elle consulte la balance et le régime de la journée dépend du résultat. À cinquante-sept ans, la gymnastique et l’entraînement lui ont conservé sa souplesse. Pour le prouver à la comtesse Sztaray, elle lui fait, au cours d’une promenade seule à seule, une démonstration qui aurait fait honneur à n’importe quel professeur de gymnastique.
Peu à peu néanmoins, elle éprouve des malaises. Elle ne manque pas de les attribuer à une augmentation de poids : « Quand je ne me sens pas bien, mon poids augmente, et c’est de tous les maux celui qui me vexe le plus. » Il est dangereux de lui parler d’un nouveau traitement ; elle veut aussitôt en faire l’essai. Le livre d’un certain docteur Kuhne, qui recommande une cure de sable contre l’obésité, est fort en vogue à l’époque. Elle veut suivre le conseil immédiatement. Mme Schratt, impressionnée par les continuels traitements de l’impératrice, souhaite en faire autant. « C’est curieux, dit François-Joseph, que vous tentiez toujours toutes les deux les mêmes expériences médicales, sans grand dommage heureusement. »
Catherine Schratt est l’un des derniers liens qui subsistent entre le mari et la femme. Quand ils n’ont pas l’occasion de parler d’elle ou de leurs petits-enfants, il ne leur reste plus grand-chose à se dire. Ce n’est que très exceptionnellement qu’Élisabeth
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