L’impératrice lève le masque
?
— En sortant de La Fenice avec elle, j’ai rencontré Haslinger. À ce moment-là, elle a dit l’avoir déjà vu. Mais ces propos étaient à double entente. Je ne pouvais pas comprendre bien sûr.
— Et comment Haslinger a-t-il réagi ?
— Soudain, il s’est montré très pressé de nous quitter. Je n’ai pas attaché grande importance à son départ, mais maintenant, je suis sûr qu’il a reconnu la princesse – ou plutôt Maria Galotti.
— Mais si elle savait qui était Haslinger, pourquoi ne vous a-t-elle rien dit ?
— Elle aurait dû me raconter ce qui s’est passé dans son village natal et je peux comprendre qu’elle n’ait pas voulu. En outre, elle doit redouter que Pergen protège une fois de plus Haslinger. Comme il y a douze ans.
— Mais cela signifie que si Pergen mettait la main sur les documents, la princesse aussi serait en danger ! Compte tenu de la rigueur assassine de Haslinger, elle figure forcément sur sa liste.
— Son Altesse Sérénissime parle comme si le colonel était déjà mort. Ce n’est pourtant qu’une hypothèse…
— Certes, mais une hypothèse tout à fait fondée, me semble-t-il. Dès que son ancien protecteur aura trouvé les documents, Haslinger affûtera son couteau. Et alors…
Sissi se passa l’index de sa main droite en travers de la gorge. Sans doute à cause du gant noir, Tron ne put s’empêcher de trouver ce geste d’une élégance extraordinaire.
— … Mais je ne veux pas vous retenir plus longtemps, comte.
Elle lui sourit.
— Peut-être puis-je vous joindre sans passer par la questure ?
— Son Altesse Sérénissime peut m’écrire au palais. À l’attention de M. Da Ponte.
Il s’attendait à ce qu’elle se lève, mais elle ajouta : — Une dernière chose, comte !
— Oui ?
— Est-il vrai que l’œil d’une victime enregistre l’image de son assassin ?
Tron avait déjà entendu parler de cette théorie. Il supposait qu’elle avait dû voir le jour en même temps que la photographie : l’œil conçu comme lentille et la rétine comme surface sensible. Il répondit : — Cela dépend.
— De quoi ?
— De la distance entre le meurtrier et sa victime, de l’angle d’incidence et de l’ouverture des paupières au moment où survient la mort. Le processus obéit à des lois optiques tout à fait normales.
Il n’avait aucune idée de ce qu’étaient des « lois optiques tout à fait normales », mais cela sonnait bien. L’impératrice prit une mine songeuse : — Supposons que vous m’assassiniez à cet instant précis, comte…
— Ce que Son Altesse Sérénissime suggère dépasse mon entendement, plaisanta-t-il.
Mais l’impératrice resta sérieuse.
— À quelle distance devriez-vous vous trouver pour que votre visage se fixe sur ma rétine ?
— À moins d’un demi-mètre, j’imagine. Mais il faudrait en même temps que mon visage fût assez éclairé.
— La lumière d’une bougie suffirait-elle ?
— C’est possible.
— Eh bien, prenez-en une et approchez !
Tron se leva et saisit l’un des chandeliers posés sur l’autel. Puis il se pencha vers elle. L’impératrice avait avancé le buste, rejeté la tête en arrière et le regardait d’un air impatient.
— Alors ? Que voyez-vous dans mes yeux ? Vous voyez-vous ?
Il secoua la tête.
— Je suis trop loin, Altesse Sérénissime.
— Eh bien, approchez !
Il s’inclina un peu plus. Comme il craignait de perdre l’équilibre, il s’agenouilla. Il se pencha en avant et tendit le visage vers celui de Sissi.
— Vous voyez-vous maintenant ?
Mais même à vingt centimètres, il n’apercevait toujours pas son visage dans les yeux de l’impératrice. Il voyait son iris, sa pupille entourée par le blanc de ses yeux, et sur la pupille le reflet de la bougie qu’il tenait dans la main droite, mais il ne voyait pas de visage.
Il s’avança encore un peu, à quinze centimètres, et ne se vit toujours pas. Si ! Là ! Sur la pupille royale était apparu quelque chose de courbe, de rond, avec deux petites ombres dans la partie inférieure du reflet. Il mit quelques secondes à comprendre que c’étaient ses narines, puis il reconnut le reste de son visage – également déformé comme dans un petit miroir rond : son front renflé, ses yeux saillants, ses grosses lèvres retroussées. On aurait dit une carpe.
Entre-temps, son vrai visage n’était plus qu’à une dizaine de centimètres à peine de celui de Sa Majesté. Il percevait
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