L’impératrice lève le masque
vous fait penser cela ?
La princesse le regarda d’un air neutre.
— D’une part, c’est la police militaire qui enquête, et d’autre part, il y a eu hier, au restaurant, une querelle entre un officier et un homme d’un certain âge. J’étais à la table voisine.
— C’est bien de ce monsieur qu’il s’agit. Avez-vous entendu ce qu’ils disaient ?
— Non. Mais quoiqu’ils se soient entretenus à voix basse, j’avais l’impression que la dispute était assez vive. Soupçonne-t-on l’officier ?
— La police militaire le tient pour innocent.
Quelque chose dans le ton de sa voix parut l’intriguer.
— Et vous ? Ne le croyez-vous pas ?
— Si l’on ne m’avait pas retiré l’affaire, avoua-t-il, je l’aurais interrogé.
— Retiré ?
— À peine avais-je commencé mon enquête que la police militaire est arrivée.
— Pour vous retirer l’affaire ?
Tron fit un signe de tête.
— Et qu’auriez-vous demandé au sous-lieutenant, commissaire ?
La neige tombait maintenant plus fort. Cependant, la princesse ne semblait guère disposée à bouger. Cette affaire semblait la fasciner.
— Je lui aurais demandé pourquoi ils se sont disputés. Et s’il était au courant qu’une jeune femme attendait le conseiller dans sa cabine.
La princesse plissa le front.
— Le conseiller avait une jeune femme dans sa cabine ?
— Elle aussi a été tuée.
— Qui était-ce ?
— Une femme du port.
— Voulez-vous dire par là que cette jeune femme était une… ?
La princesse préféra laisser la phrase en suspens.
— Cela m’en a tout l’air.
— La police militaire vous a-t-elle expliqué pourquoi elle exclut la piste de l’officier ? continua-t-elle de se renseigner.
— Oui, mais je ne sais pas si…
— Si vous avez le droit d’en parler ?
Tron hocha la tête.
— Le crime semble avoir un arrière-plan politique. En tout cas, c’est l’avis du colonel qui mène l’enquête.
— Vous ne semblez guère convaincu, commissaire.
Il soupira.
— Si le chef de la police militaire pense qu’il s’agit d’un crime politique, l’opinion de la police criminelle a bien peu d’importance.
— On a donc refusé d’interroger l’officier comme vous le proposiez ?
— Le colonel Pergen écarte l’idée que le sous-lieutenant puisse être coupable.
La princesse plissa à nouveau le front.
— Le colonel Pergen, dites-vous ?
— C’est lui qui mène l’enquête. Vous le connaissez ?
Son visage resta impénétrable.
— Oui… mais cela remonte à bien longtemps.
Pendant un moment, elle fixa la neige qui tombait derrière son épaule. Puis elle lui demanda sans le regarder : — Pensez-vous que l’armée cherche à cacher quelque chose ?
Le commissaire hésita avant de répondre : — Je ne saurais l’exclure.
— Et cela ne vous gêne pas ?
Sa voix traduisait un soupçon de reproche.
— Même si cela me gênait, je ne pourrais rien entreprendre. La police civile n’a pas le droit d’interroger de soldats. Et encore moins des officiers. Le sous-lieutenant refusera de me parler.
La princesse réfléchit un instant. Puis elle dit : — Je pourrais écrire un billet au général de division Palffy.
— Le général de division Palffy ?
— Oui, le chef des chasseurs croates. Nous nous connaissons. Le général pourrait donner l’ordre à ce Grillparzer de vous recevoir.
Manifestement, elle partait du principe que quelques lignes de sa main suffiraient à faire pencher ce Palffy dans le sens qu’elle désirait. Tron se demanda quelle sorte de relations il pouvait exister entre eux. Et il se demanda aussi pourquoi la princesse tenait à ce qu’il poursuive son enquête.
Il secoua la tête.
— Si je parle à Grillparzer, le colonel Pergen l’apprendra. Je ne peux pas faire cela.
La princesse fit signe que non.
— Bien entendu que vous le pouvez, commissaire ! Et je sais comment vous allez vous y prendre, ajouta-t-elle avec fougue.
Il ne put s’empêcher de sourire.
— Qu’est-ce qui vous permet d’en être si sûre ?
Cette fois, elle lui rendit son sourire. Elle était si belle que, pendant un instant, Tron en eut le souffle coupé. Sa main, douce comme la neige qui tombait, lui effleura le bras.
— Parce que la conduite de Pergen vous gêne plus que vous ne voulez bien l’admettre. Et parce que quelque chose me dit qu’un homme tel que vous n’accepte pas ce genre de choses sans réagir.
Puis elle ajouta sur un ton tout à fait sérieux :
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