L’impératrice lève le masque
— Venez donc chez moi demain après-midi me faire un compte rendu de votre entretien avec le général de division.
Comment ? Avait-elle vraiment dit : « Venez donc chez moi demain après-midi » ?
Tron n’eut pas à cogiter longtemps :
— Je vais lui rendre visite aujourd’hui.
La princesse avait retrouvé sa bague. Ils se tenaient de nouveau à l’extrémité de la passerelle. Elle lui écrivit quelques lignes à l’intention du général de division. Il ne neigeait plus, mais la brise qui s’était levée dans la lagune faisait tourbillonner une poudre blanche sur le pont de l’ Archiduc Sigmund . La princesse avait enfoui les mains dans les poches de son manteau. Elle tenait la tête baissée de sorte que Tron ne pouvait pas voir ses yeux.
— Cela vous convient-il à cinq heures, commissaire ?
Tron se pencha en avant.
— Princesse ?
— Oui ?
— Pourquoi voulez-vous que je poursuive mes investigations ?
Elle expira comme si elle avait retenu son souffle pendant un long moment et se contenta d’abord de l’observer. Puis elle finit par répondre : — Et vous-même, commissaire, pourquoi les poursuivez-vous ? Pourquoi allez-vous chez Palffy ?
Alors, elle se retourna sans attendre de réponse. Il la vit descendre la passerelle et prendre à gauche la riva degli Schiavoni. Ses pieds traçaient dans la neige une chaîne de petites empreintes. Il la perdit de vue derrière le ponte della Paglia.
10
Tron avait glissé l’enveloppe non cachetée contenant la lettre de la princesse au général de division Palffy dans la poche intérieure de sa redingote. Au moment où il arriva sur la riva degli Schiavoni, le bruit du papier qui se froisse le tenta. Mais comme la confidentialité était pour lui une valeur sacrée, il se retint de lire le billet – quoique ces quelques lignes lui eussent sans doute fourni des informations précieuses sur leurs rapports.
Juste après le ponte della Paglia, il en était arrivé à la conclusion que, dans certaines circonstances, le secret de la correspondance ne s’appliquait qu’aux lettres cachetées. Il s’arrêta et lut ce qui était écrit. Il s’agissait quand même d’élucider un double meurtre…
Le message de la princesse confirma ses craintes. Elle entretenait avec le général de division des relations intimes :
Cher Palffy ,
Auriez-vous l’obligeance de permettre au commissaire Tron de s’entretenir avec le sous-lieutenant Grillparzer ? Cela concerne un crime commis cette nuit sur un navire du Lloyd Triestino .
Le commissaire vous expliquera pourquoi le colonel Pergen ne doit rien apprendre à ce sujet .
Vous verrai-je demain soir chez les Contarini ?
Maria Montalcino .
La princesse se servait-elle de lui pour transmettre un billet doux ? Pendant une seconde cruelle, il imagina le général de division : grand, mince, la moustache fière, le regard brillant – bref, le tombeur de ces dames.
Vingt minutes plus tard, l’officier d’ordonnance auquel Tron avait confié la lettre de recommandation le priait d’entrer. En apercevant le général de division, le commissaire eut du mal à contenir un fou rire.
Palffy était tout sauf le tombeur de ces dames. C’était un homme grand et sec à qui Tron donnait une bonne soixantaine d’années. Son crâne dégarni était encadré par deux grandes oreilles décollées et bombées comme des voiles de bateau. On aurait pu le prendre pour un personnage de comédie si ses yeux, pétillants d’intelligence et d’humour, n’avaient pas dévisagé l’intrus avec curiosité.
Le colonel avança une chaise en bois exotique (en dérangeant le chat qui s’y était installé) et attendit avec politesse que Tron soit assis pour reprendre lui-même place de l’autre côté du bureau. Le général dit ensuite, sans la moindre introduction et comme si cela faisait déjà un moment qu’ils s’entretenaient :
— Vous lisez la Stampa , commissaire ?
Palffy parlait couramment l’italien, sa voix était chaude et distinguée. De la main, il désigna un journal italien posé devant lui qu’il venait manifestement de refermer. C’était un quotidien de Turin interdit à Venise, territoire autrichien. Pour sûr, Palffy le savait. Tron se demanda ce qu’il attendait de lui.
— La Stampa di Torino est à l’index, mon général, répondit-il par prudence. Nous sommes tenus d’en confisquer tous les exemplaires.
— Et à quel rythme cela se produit-il ?
— Vous seriez surpris de
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