L’impératrice lève le masque
multiples bals masqués de la ville.
La salle de bal était beaucoup plus spacieuse que celle du palais Tron. Qui qu’il soit, le gérant n’avait pas lésiné sur la rénovation. Les murs étaient couverts de tentures en soie vermillon. Une douzaine de candélabres étaient fixés à des miroirs en laiton repoussé, bordés de fines moulures dorées que la lueur des bougies mettait en valeur. Les reflets de l’or et de la soie rouge donnaient plus d’éclat encore aux visages ravis et aux robes chatoyantes.
Tron jeta un coup d’œil sur la foule et estima à environ cent cinquante le nombre des clients qui discutaient en petits groupes ou se serraient au contraire autour des cinq roulettes. À quatre pas de lui, il reconnut la comtesse Wetzlar en pleine discussion avec le prince Schwarzenberg. Derrière eux, le consul de Prusse – le comte Bülow – s’entretenait avec un officier chauve qui, à en juger par son uniforme, devait être un haut général des chasseurs impériaux d’Innsbruck. Le diplomate avait dû raconter une blague car le général éclata d’un rire sonore. Tron s’étonna de l’insouciance avec laquelle ces gens fréquentaient un lieu dont ils savaient forcément qu’il était clandestin.
Deux minutes plus tard, le commissaire avait découvert le sous-lieutenant Grillparzer, assis à l’une des roulettes. Il portait l’uniforme de gala blanc des chasseurs croates. Grâce à la petite tache de naissance au-dessus de son œil gauche, il était en effet aisé de le reconnaître. Pour le reste, il correspondait tout à fait à l’image caricaturale que l’on se fait d’un officier de l’armée impériale : épaules larges, visage régulier, moustache joviale. Sans doute était-ce un bon danseur, se dit le commissaire.
Le sous-lieutenant était assis entre deux hommes en queue-de-pie. Il avait devant lui les piles de jetons qu’il avait gagnés. Il semblait que la chance ne l’ait pas encore tout à fait abandonné, car à chaque fois que la boule s’immobilisait, le râteau du croupier glissait sur le tapis et lui en donnait de nouveaux.
Soudain, Tron se trouva stupide. S’imaginait-il vraiment pouvoir annoncer à Grillparzer la mort de son oncle ? Juste au moment où la fortune le comblait ? S’il l’abordait, il ne faudrait pas une minute pour qu’on le mette à la porte. En outre, le sous-lieutenant irait dès le lendemain matin se plaindre à Pergen, qui se plaindrait aussitôt à son tour auprès de Spaur. Toute cette situation était absurde et gênante – aussi gênante que sa redingote élimée au milieu des élégantes tenues de soirée.
Alors, quelqu’un lui toucha l’épaule et le pria de le suivre sur un ton affable, mais énergique — La direction aimerait vous parler, monsieur.
Tron se retourna et vit que la voix appartenait à un homme aux épaules carrées et au visage blasé des garçons du Danieli . Pendant un court instant, le commissaire fut troublé : — Qui veut me parler ?
— La direction. Je me vois obligé de vous prier de me suivre, monsieur.
Un deuxième employé s’était joint au premier, l’air menaçant. Ils ramenèrent le commissaire au vestibule, le poussèrent à travers un groupe d’officiers autrichiens et l’entraînèrent au fond d’un couloir clos par une porte qu’un des deux hommes ouvrit avec vivacité.
Comme dans nombre d’hôtels particuliers de Venise, le palais Molin avait subi de permanentes transformations au fil des siècles. Il n’était pas rare qu’une salle de bal du XVIII e donnât sur un escalier du siècle précédent, qui conduisait lui-même à des pièces plus vieilles encore. Celle où Tron se trouvait maintenant semblait dater de l’époque où Albrecht Dürer avait séjourné au bord de la lagune. Elle était plus basse que les autres, avec un tissu vert clair défraîchi aux murs et des solives apparentes.
Assis à un grand bureau couvert de pièces et de jetons, l’homme sec qui avait dévisagé le commissaire avec défiance dans le vestibule l’observait maintenant avec attention.
— Tu devrais t’habiller un peu mieux, Tron.
Il se leva en éclatant de rire et lui tendit la main.
— Assieds-toi.
— Zorzi ? demanda le commissaire.
Ce souvenir le transperça comme un couteau. Mon Dieu, combien de temps s’était-il écoulé depuis leur dernière rencontre ? Quarante ans ? Pendant cinq ans, ils avaient partagé le même banc d’école au séminaire patriarcal, vêtus de
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