L’impératrice lève le masque
Elle s’interrompt, écœurée, et dit à Toggenburg – beaucoup plus tôt que prévu : — Je suis désolée de vous avoir fait attendre, général.
Elle s’appuie contre le dossier de son siège et commet sa deuxième erreur. Au lieu de s’arrêter sur le col de son interlocuteur, son regard dérape et atterrit malencontreusement dans ses yeux. Contre toute attente, elle n’y perçoit ni agacement ni impatience. Le visage de Toggenburg est lisse, même ses sourcils n’ont pas bougé.
Le commandant de place se tient devant elle en serviteur dévoué, le buste légèrement incliné, un sourire poli sur les lèvres. Il porte l’uniforme bleu clair des chasseurs impériaux, orné de toutes ses médailles. Sissi reconnaît l’ordre de la couronne – doré –, la croix de chevalier de l’ordre de Léopold et l’ordre de Marie-Thérèse. Toggenburg est un homme sec d’une soixantaine d’années, aux cheveux presque blancs et dégarni au-dessus du front. Les extrémités touffues de sa dense et imposante moustache pointent vers le haut.
— Veuillez vous asseoir, général.
Le militaire claque des talons, porte la main droite à sa tempe, puis prend place. Il se tient maintenant sur le bord de la chaise dans une pose martiale et retire ses gants en tirant les doigts un à un.
— Savez-vous pourquoi que je vous ai prié de venir, général ?
— Son Altesse Sérénissime déplore la disparition de son courrier.
— Qu’est-il arrivé à mes lettres ? La comtesse Königsegg m’a parlé d’un incident.
Toggenburg relève le menton.
— En effet, il y a eu un incident. Le baron Hummelhauser, le conseiller qui transportait le courrier de Son Altesse Sérénissime, a été victime d’un crime. Il a été tué et sa cabine pillée. Tous les papiers qu’il avait dans ses bagages ont disparu.
— Et comment se fait-il que ce soit l’armée et non pas la police vénitienne qui enquête ?
Toggenburg se penche vers elle et va jusqu’à chuchoter.
— Nous avons des raisons de croire qu’un attentat se préparait contre la famille du souverain. Le conseiller avait sur lui des documents relatifs à cette affaire.
— Et ces documents ont disparu… en même temps que mes lettres ?
Toggenburg approuve d’un signe de la tête.
— Mais nous connaissons le coupable ! Le colonel Pergen l’a arrêté. Il s’agit du directeur de l’Istituto delle Zitelle.
— Comment l’attentat devait-il se dérouler et qui devait le commettre ?
— Nous l’ignorons.
— Alors, interrogez ce Pellico !
— Ce ne sera guère possible, Altesse Sérénissime : il s’est pendu lors d’une pause de l’interrogatoire. Et comme les documents que le conseiller Hummelhauser voulait nous transmettre ont disparu, personne ne sait où et quand l’attentat doit avoir lieu.
— Je suis donc en danger… ?
— Pas à l’intérieur du palais royal, Altesse Sérénissime !
— Que voulez-vous dire ?
— Que pour le moment, Son Altesse Sérénissime ne doit pas sortir sans protection.
— Mais je ne sors jamais sans protection !
— Je doute fort que votre garde habituelle soit en état d’empêcher un attentat.
— Et à quoi ressembleraient vos mesures exceptionnelles ?
— S’il s’agit d’aller sur la place Saint-Marc ou de faire une petite promenade dans les quartiers environnants, une centaine d’hommes devraient suffire pour assurer la sécurité de Son Altesse Sérénissime.
— Pardon ? Vous avez dit cent hommes ?
Toggenburg confirme sans sourciller :
— Deux escadrilles de dix forment un double cercle autour de Son Altesse Sérénissime, deux autres couvrent les flancs et l’espace opérationnel en direction de Son Altesse Sérénissime. Les soixante soldats restants, principalement des tireurs d’élite du régiment des chasseurs croates, montent la garde dans les ruelles adjacentes et aux points stratégiques.
— Cela impliquerait que je vous communique au préalable l’itinéraire de mes promenades ?
Toggenburg acquiesce en baissant la tête.
— De préférence un ou deux jours auparavant, Altesse Sérénissime.
— Et qu’en est-il de ma promenade de cet après-midi sur la place Saint-Marc ?
— Je vais donner les instructions nécessaires. Une partie de la couverture sera banalisée. Le cercle intérieur qui entourera son Altesse Sérénissime sera constitué de chasseurs croates en civil.
— Tout cela est ridicule. Quelle serait l’alternative ?
Toggenburg hausse les épaules.
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